Chapitre 18. Un bain de sang.

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Assis au sol et adossé à son lit, David voulant prendre la température de la conversation incompréhensible qui se tenait dans le salon, ne reprit pas de suite le livre qu'il avait entamé quelques heures plus tôt et restait attentif à la hauteur du ton employé par ses parents. Des cris, encore des cris qui l'empêchaient de totalement saisir la teneur particulière du problème. Un vent de panique s'empara de tout son corps d'enfant lorsqu'il avait entendu le bruit du verre cassé d'une assiette qui avait dû traverser la pièce voisine. David qui ne se sentait plus assez grand à ce moment-là pour faire quoi que ce soit, monta dans son lit et se mit sous sa couette comme si celle-ci avait des vertus protectrices efficaces. Quelques minutes après, les cris, qui s'étaient apaisés, laissèrent place à des sanglots intenses. David avait une préférence notable pour les pleurs car au moins ceux-ci n'engendraient en général pas de violence. En tout cas, c'était ce qu'il avait naïvement cru pendant un moment. Une fois la tête hors de la couette, il avait patienté silencieusement jusqu'à ne plus entendre aucun bruit pour reprendre sa lecture et se replonger dans l'Égypte antique jusqu'à s'endormir, l'énorme bouquin doré aux lignes mystiques sur le nez. Le week-end était arrivé mais il ne rimait pas le moins du monde avec repos pour David. Il devait prendre soin de son foyer, comme s'il était déjà dans son propre appartement. Aspirateur, vaisselle de la veille qu'il n'avait pas pu faire, rangement et autres tâches vouées à rendre un appartement accueillant et vivable pour ses occupants. Mais bien que celui-ci brillait de mille feux, il ne l'était pas pour autant et David avait compris tôt que ce qui donnait une âme heureuse à un foyer n'était pas son niveau de propreté mais l'interaction que les gens avaient entre eux en son sein et les échanges familiaux n'étaient pas joyeux, pas plus que l'orage qui commençait à se faire sentir. Paul, exténué par sa semaine de travail, prenait la matinée du samedi pour rattraper quelques heures de sommeil manquées et bien qu'il lui fût impossible de toutes les rattraper, le semblant de grasse matinée lui faisait un bien fou. À chaque fois qu'il émergeait le samedi matin, il trouvait un appartement parfaitement propre et un petit déjeuner sur la table que son fils lui avait préparé pour lui faire plaisir. Paul pensait de tout son cœur que cet enfant rendait sa vie vraiment plus paisible et il ne manquait jamais de remercier son petit garçon qu'il surnommait « mon grand » pour tout le mal qu'il s'était donné. David n'aimait pas vraiment le week-end, il préférait sa routine de semaine au cours de laquelle il limitait les interactions avec sa mère, que son jeune esprit avait du mal à comprendre et il appréciait être entouré d'adultes qui lui partageaient un peu de leurs savoirs. Paul était un père assez intelligent pour comprendre que son fils ne souhaitait pas passer les deux derniers jours de la semaine enfermé dans leur prison familiale et l'emmenait le plus souvent qu'il le pouvait dans la maison de ses parents. David adorait ses grands-parents qui étaient des gentils prévenants et gentils à l'image du caractère de son père. Il trouvait une certaine harmonie nécessaire dans leur foyer et il pouvait enfin se comporter en enfant. Pendant ces moments-là, il ne se préoccupait pas de ce qu'il avait à faire ou de ce dont il devait faire attention. Il pouvait juste jouer, rire, être un enfant, insouciant et il aimait gaspiller ces instants dans de longues promenades dans les forêts entourant le Lac Chambon. Il se perdait parfois au milieu de tous les arbres centenaires encerclés de brume, mais il ne ressentait pas de peur, il se sentait plutôt comme un aventurier perdu, devant retrouver son chemin pour survivre et se plongeait dans des situations imaginaires passionnantes qui faisaient filer les aiguilles de l'horloge à une vitesse inégalée. Toutes les bonnes histoires avaient une fin cependant et la fin de celles qui se tramaient dans l'esprit vif de David prenaient fin à la tombée du jour lorsqu'il devait rentrer chez lui, la tête remplie de bons souvenirs d'enfance qu'un adulte pourrait raconter à un âge plus mûr. Les retours étaient toujours compliqués, Valérie en voulait à son mari et à son fils d'être partis sans elle, bien qu'en réalité c'était elle qui ne souhaitait jamais partager un moment agréable avec d'autres personnes, mais qu'importe, David n'essayait plus de comprendre l'incompréhensible, c'était comme ça, il avait appris à vivre les années qui suivirent avec. L'année scolaire de CM2 touchait presque à sa fin et David, qui avait déjà sauté une classe, allait suivre ses premiers cours de collègue à la rentrée 1996. Son père l'avait inscrit au collège Blaise Pascal sans surprise et il aimait la douce idée que son fils puisse suivre ses propres pas, qui ne seraient pas sans embûches mais qui seraient tout de même les plus beaux de son existence. À son entrée au collège, David, qui n'était plus du tout un enfant, ne rencontrait aucun souci de décalage avec les autres élèves, ce qui avait rassuré son père. En septembre, David découvrit l'immense établissement qui comptait plusieurs bâtiments tous plus impressionnants les uns que les autres et au travers des cheminements entre différentes salles de classe, il apercevait des chaises, des bancs et parfois des portes qui avaient été tatoués des initiales P, N et E. David, qui avait écouté attentivement toutes les histoires d'adolescence de son père savait bien qu'il s'agissait des initiales de Paul, Nicolas et Étienne qui marquaient l'histoire et le passage de son père en ce lieu pour des temps infinis et il espérait qu'il en serait de même pour lui. Quelques mois étaient passés, et ses onze bougies soufflées mais David n'avait que très peu d'amis au collège et restait très souvent seul pour une raison qui lui était complètement inconnue. Il ne participait que très rarement aux anniversaires et autres évènements festifs auxquels s'adonnaient ses semblables car la plupart du temps, il devait rester veiller sur sa mère qui était de plus en plus instable et le métier prenant de son père lui avait offert un ticket gagnant pour le statut d'homme de la maison. Statut dont il était en fait en possession depuis bien des années déjà. Mais David ne se démoralisait pas, jusqu'à ce que les pleurs quotidiens de 21 heures viennent de ses deux parents et plus uniquement de sa mère. Entendre son père pleurer avait été une chose insoutenable pour David qui avait agi pour la première fois, il ne voulait plus se cacher sous sa couette comme autrefois, il était au collège maintenant et il prenait toutes ses responsabilités. Il était sorti de sa chambre qui n'était plus un lieu protecteur depuis quelque temps et il s'était immiscé difficilement dans le salon. Son père, abattu, les yeux rouge sang et les deux mains sur le front avait regardé son fils avec une tristesse qui dévasta le cœur de David avec la puissance d'un raz de marée emportant tout sur son passage sans distinction aucune. David avait cherché à comprendre pourquoi son père, toujours si optimiste, était dans un tel état, agissant en miroir de sa mère. Paul avait expliqué à David qu'il était envahi par une tumeur au cerveau. Il avait utilisé des mots simples et clairs et durs pour que son fils, qu'il savait curieux, ne lui pose pas plus de questions. Et en effet, David n'avait rien dit, il était resté là, quelques minutes, immobile, paralysé, et aucun mot n'avait voulu sortir de sa bouche. Il retourna dans sa chambre, comme s'il n'avait rien su de tout cela, bloquant toutes émotions dans un coin de son esprit. Ce soir-là il n'avait réussi ni à lire, ni à s'endormir. Il pensait à ce que serait sa vie si son père devait perdre la vie et le laisser seul et il s'était dit qu'il ne le supporterait pas et qu'il mourrait certainement de chagrin quelques jours plus tard. David avait réfléchi et il était arrivé à une conclusion rassurante pour préserver son esprit d'un tourment insupportable, un cancer se soignait, et il comptait bien se renseigner sur la question dès le lendemain. À 7 heures 30 du matin, son réveil avait sonné comme à l'accoutumée, Paul était déjà parti au travail, Valérie dormait et David ne prit pas le temps de ne retenir la porte. Il fallait faire ces recherches sur les traitements disponibles et accessibles qui allaient sauver la vie de son père. Les recherches avaient été plutôt fructueuses, David avait mémorisé le déroulement sommaire d'une chimiothérapie et d'une craniotomie préalable. A l'intérieur, au plus profond de lui il était dévasté mais il avait une incroyable capacité à enfermer à sa guise les émotions qu'il ressentait pour continuer d'avancer. David était fier de ce mécanisme psychique de survie qui l'accompagnait depuis son plus jeune âge et était rentré chez lui à la hâte, pressé de partager ses découvertes médicales du jour. Arrivé chez lui, David qui avait poussé beaucoup plus silencieusement la porte qu'à son départ, n'entendît pas le silence habituel à cette heure-ci. Quelqu'un était dans la salle de bain, l'eau coulait et semblait remplir la baignoire comme lors d'un bon bain chaud. Ce n'était pas le seul bruit qu'il avait entendu, son ouïe s'était tournée sur le côté droit de l'appartement, en direction de la cuisine où il y avait certainement un plat sur le feu ce qui était très étrange. La routine quotidienne brisée de David faisait monter en lui une chaleur incompréhensible et son cœur s'était mis à accélérer sans raison. Il se dirigea d'abord en direction de la cuisine, où il vit sur le feu une casserole pleine d'eau, mais vide de tout aliment, bouillir. Le feu était trop fort et l'eau qui avait été mise dans la petite casserole en acier inoxydable s'était enfuie, en se déversant sans attention aucune sur la plaque de cuisson. David avait jeté son sac à dos sur la table en faisant un bruit impossible à cette heure-là. Il avait éteint la plaque aussi vite qu'il avait pu et mit un torchon aux pourtours de la casserole pour éponger le trop plein d'eau. Il ne comprenait pas ce qu'il se passait, ni qui avait bien pu faire ça. Il se dirigea alors vers la salle de bain, doucement en passant devant la chambre de ses parents, la porte de celle-ci était ouverte et il s'aperçut que sa mère n'y était pas, le lit était défait et vide, les volets eux, étaient restés fermés. Arrivé devant la porte de la salle de bain qui était fermée, il approcha d'abord une oreille qu'il avait collée à la porte afin d'entendre les remous habituels d'une personne prenant un bain, mais rien. Il n'entendait que l'eau couler et il senti son cœur s'emballer, il n'avait pas envie d'affronter le monstre qui se cachait derrière cette porte, et il ressentait le besoin d'aller se cacher sous sa couette, comme à son jeune âge mais il était trop grand maintenant pour se défiler de la sorte. Il prit une grande inspiration qui lui avait donné du courage et il toqua. Toujours rien. Son cœur envoyait du sang en grande quantité à son cerveau qui était en alerte, il savait que quelque chose d'anormal se passait et il aurait voulu partir de l'appartement, mais il était là et il fallait rentrer dans cette salle de bain et solutionner le problème inconnu. Il leva sa main tremblante pour attraper la poignée qu'il avait redescendue avec une force que lui-même n'imaginait pas mais la porte de la salle de bain était verrouillée. Il réessaya deux fois de suite d'incliner la poignée en acier argentée pour s'assurer que la porte était bel et bien fermée. Paul, avait installé cette poignée quelques années auparavant, comme toutes celles de l'appartement, expliquant que les poignées d'origine n'étaient pas très sécurisantes pour David lorsqu'il était enfant. Les nouvelles poignées pouvaient se déverrouiller de l'extérieur, en utilisant une cuillère ou un tournevis plat. David était parti chercher l'ustensile nécessaire et bloqua sa respiration tout en faisant tourner la serrure d'un demi-tour vers la droite. Une fois que le bruit du loquet s'était fait entendre, il dû reprendre sa respiration et son courage pour replacer sa main sur la poignée et l'abaisser de nouveau. Il ouvrit la porte d'un geste lent, la main tremblante et ce qu'il vit à l'intérieur de cette salle de bain lui fit ressentir la même douleur physique qu'un couteau qui se serait enfoncé dans sa poitrine, l'empêchant de pouvoir respirer. Bien sûr, il s'était imaginé des scénarios horribles qui restaient improbables pour son jeune esprit mais ça, c'était pire que tout. Figé et immobile pendant quelques instants, il essayait de connecter sa vision à son cerveau qui ne semblait pas vouloir faire le lien avec son environnement et il reprit de petites respirations saccadées et étouffantes en s'agenouillant devant les parois de la baignoire normalement blanches, qui affichaient des coulures rouges comme si un artiste peintre avait laissé couler la peinture de son pinceau sur une toile abstraite. Sa mère, inerte, s'était ouvert les deux veines radiales à l'aide d'un couteau de cuisine qui était resté par terre, sur le carrelage gris de la salle de bain. David, en arrêtant le robinet qui déversait un débit d'eau sans fin, ne savait pas depuis combien de temps elle était là, mais à la vue de la quantité de sang qui s'était échappé de son corps, il en déduit qu'elle avait dû essayer de mettre fin à ses jours quelques heures auparavant. À ce moment-là, David ne pensait plus et c'était son instinct de survie qui avait pris le dessus sur ses actions. Il prit donc, tel un robot programmé au préalable, des petites serviettes qui étaient soigneusement rangées dans le placard en dessous du meuble vasque et les utilisa en garrot sommaires afin de limiter l'hémorragie. Une fois que le sang s'était arrêté de couler, il prit la précaution de relever la tête de sa mère qui était presque submergée d'eau pourpre. Il ne voulait pas qu'elle ne se noie. Ensuite, sans prendre la peine d'essuyer au moins un peu le sang et l'eau qui le recouvraient, il courut jusqu'au salon où le téléphone fixe de la maison se trouvait. Essayant de remettre en place ses esprits pour taper les bons chiffres sur le combiné, il s'était rappelé que le numéro gagnant dans sa situation était le 15. Il mit l'appareil proche de son oreille avec deux doigts seulement pour éviter de le mouiller et il patienta quelques secondes, beaucoup trop longues à son goût, écoutant une musique qui se voulait relaxante par le service d'État mais qui était, tout au contraire, plus que pénible. Et d'ailleurs, pourquoi mettre de la musique comme messagerie d'attente ? David avait pensé qu'il était ridicule de proposer à une personne en détresse quelque musique que ce soit, mais il patientait. Il avait fini par entendre la voix d'une jeune femme qui s'apparentait plus à une voix que l'on pouvait entendre en appelant le téléphone rose. La personne à l'autre bout du fil était calme, et ne semblait pas préoccupée en décrochant, ce qui avait eu le mérite de mettre les nerfs de David à vif. Il résuma, avec une difficulté notable, la situation dans laquelle il se trouvait, mentionnant que sa mère s'était ouvert les veines avec un couteau de cuisine, qu'elle était inerte et qu'il ne savait pas quoi faire. La femme du centre d'appel lui avait posé de multiples questions techniques auxquelles il n'avait pas su répondre et il interrompit son interlocutrice, suppliant celle-ci d'envoyer de l'aide à l'adresse qu'il avait indiquée, puis il raccrocha sans poser le téléphone. Il composa le numéro de l'hôpital où se trouvait son père, heureusement celui-ci était noté sur un petit postit jaune accroché à côté du téléphone. Les « bips » brefs et répétés, dans l'attente que quelqu'un prenne l'appel entrant, avaient semblé durer une éternité pour David et enfin il entendit la voix de son père qui avait reconnu son propre numéro de téléphone et qui avait répondu, paniqué.

« ­­­— David c'est toi mon grand ? Qu'est ce qu'il y a ? Tu as un problème ? David qui s'était enfin mit à sangloter, essaya de répondre.

— Papa ! C'est... C'est maman, elle... Elle s'est suicidée, elle... Dans la baignoire, j'ai appelé les secours. »

David avait dû faire preuve d'une force extrême pour prononcer ces mots inaudibles et son père qui avait sans doute lâcher le téléphone le laissant tomber par terre, après le bruit sourd que David avait entendu, dit à son fils de rester là où il se trouvait et qu'il serait là d'ici 10 minutes tout au plus, puis il raccrocha. David reposa le téléphone à sa place, puis il s'écroula sur le sol, aux pieds du meuble TV et ses sanglots ne voulaient plus s'interrompre, il fixait ses mains et ses avants-bras maculés de sang. Son esprit ne voulait pas se calmer et martelait sans discontinuer, pourquoi a-t-elle fait ça ? 

Nos cœurs meurtrisOù les histoires vivent. Découvrez maintenant