Cette soirée d'octobre 1996 fut l'une des pires de toute l'existence de David qui était là, par terre, agenouillé sur le sol du salon de l'appartement de ses parents. Il était incapable de bouger et encore moins de retourner dans cette salle de bain qui était maculée du sang de sa mère. Malgré qu'il ne soit pas dans la même pièce qu'elle, il ne pouvait pas effacer de son jeune esprit pourtant mature, cette image effroyable du corps nu, trempé et immobile de sa mère qui avait souhaité mettre fin à ses jours dans la baignoire. Jours qui étaient en réalité terminés depuis bien des années déjà. Valérie, qui avait été rejetée par ses propres parents à l'arrivée de David, était une femme brisée que le temps n'avait pas su réparer. Pourtant, elle avait essayé de rendre sa vie plus belle mais en vain. Les deux événements habituellement qualifiés des plus heureux dans la vie d'une personne avaient été terribles pour elle. La naissance de son fils d'abord, qui avait été synonyme d'abandon de tous les espoirs qu'elle nourrissait en son avenir. L'enfant était venu tout détruire, la réduisant à une souffrance mentale qui s'ancrait jour après jour plus profondément dans son esprit jusqu'à en grignoter les dernières miettes. Mais cette naissance non désirée avait également été synonyme de délivrance pour elle qui ne supportait plus les mouvements de son enfant en son sein. Il lui restait tout de même quelques moments de lucidité et à l'occasion de l'un d'eux, elle avait décidé de se marier avec Paul, l'amour qui avait détruit sa vie. Cette journée de célébration n'avait pourtant pas été à la hauteur de ses espérances. Elle s'était liée à cet homme sans la présence de ses parents qui n'avaient pas voulu assister à un pareil fiasco contraire à leurs dogmes religieux. À la mairie, elle avait tout de même réussi à faire respecter sa volonté de femme moderne en gardant son nom de jeune fille avant celui de son mari. Mais cette marque d'émancipation était loin de satisfaire la jeune femme dont les rêves étaient oh combien plus grands. Après des années de lutte intérieure, la mère de David, déjà bien fragilisée par la noirceur qui l'avait enveloppée presque toute entière, n'avait pas pu supporter l'annonce de la maladie de l'unique personne qui restait encore à ses côtés. C'en était trop pour cette femme, beaucoup trop, et elle avait entendu une petite voix démoniaque mais salvatrice qui lui murmurait que tout cela devait prendre fin. Elle eut donc la merveilleuse idée de préparer un dernier repas qu'elle n'a jamais pu terminer tant la vie la pressait sous un poids insupportable pour ses petites épaules frêles, l'encourageant plutôt à s'entailler les deux grosses veines de ses poignets bien proportionnés et à se blottir au chaud dans un bon bain en guise de réconfort. Elle sentait, à la même vitesse que l'écoulement de son sang, la souffrance quitter son corps et elle avait adoré ça jusqu'à ne plus penser du tout. Enfin tout s'était arrêté, la douleur, la peine, la haine, la fatigue, tout, elle ne ressentait plus rien hormis un tourbillon oculaire qui la fit voyager loin de tous les êtres qu'elle n'arrivait plus à comprendre. Et quel beau périple égoïste ce fut. David, qui se posait toujours la même question ne comprenant pas le geste violent de sa mère, entendit la serrure de la porte d'entrée de l'appartement se déverrouiller, mais il ne courut pas vers la porte comme il le faisait autrefois pour accueillir son père tel un héros rentrer victorieux d'une bataille qui était pourtant perdue d'avance. Il resta dans la même position, au sol. Paul, qui avait jeté toutes ses affaires à l'entrée, s'était hâté dans la salle de bain au chevet de sa femme. Il s'agenouilla près de la baignoire et ressentit une douleur physique intense et physiologiquement inexplicable. Il appuya son index et son majeur sur la carotide de son amour et lorsqu'il n'eut rien perçu en retour à la pression exercée, son cœur se brisa littéralement en mille morceaux et un cri audible dans tout le bâtiment sorti au travers de ses cordes vocales. David, qui n'avait jamais entendu pareil bruit, était resté d'autant plus tétanisé. Son corps et son esprit ne pouvaient pas affronter une telle chose, c'était trop dur. Le temps s'était arrêté autour de ce petit garçon qui devait trouver une solution à sa souffrance. Son corps tout entier accompagné de son esprit se mirent donc en pause. Un arrêt forcé de la machine ingénieuse qui pouvait désormais se mouvoir à nouveau et avancer. Ce qu'il fit lorsque les secours arrivèrent, tambourinant sauvagement à la porte d'entrée qui était restée ouverte. Plus de sanglots, plus de souffrance, David ressentait juste un immense vide qui lui permettait néanmoins de mieux réfléchir. Les ambulanciers avaient envahi l'appartement et quelques voisins, qui avaient entendu le raffut perturbateur, s'étaient pressés devant la porte de l'appartement pour comprendre la raison de ces mouvements inhabituels. David, qui s'était relevé depuis quelques secondes essayant de ressaisir les vertus de la gravité, indiqua froidement la direction de la salle de bain aux hommes en uniforme. Tous s'étaient hâtés dans la direction indiquée et virent en arrivant sur le pas de porte de la salle de bain, un homme blond, dont les yeux n'étaient plus complètement bleus, accoudé à la baignoire les doigts sur le cou d'une jeune femme brune, inconsciente. Il pleurait à chaudes larmes et n'avait même pas entendu les secouristes arriver à sa hauteur. Les hommes durent retirer de force l'avant-bras de Paul qui était à moitié enseveli dans un bain de sang rougeâtre. Lorsqu'il sentit les mains des ambulanciers se poser sur sa peau, une folie furieuse s'était emparée de lui et il commença à se débattre en hurlant des mots vides de tout sens logique. Paul savait que sa femme ne vivait plus mais il ne voulait pas qu'on lui arrache sa dépouille, tout ce qu'il voulait c'était rester là, avec elle. Et tandis que l'un des hommes retenait Paul de toutes ses forces un second vérifia, en répétant le geste manuel de l'homme hors de tout contrôle, le pouls de Madame Vanchard puis il se retourna vers son collègue et lui fit un signe de tête négatif. Paul, qui avait aussi vu le hochement du secouriste et ayant eu la confirmation de l'arrêt de la circulation sanguine de sa femme, perdit la force musculaire minime qui lui restait dans les deux jambes et s'effondra de nouveau comme s'il avait reçu un second coup de poignard dans le cœur, plus profondément cette fois. Paul Vanchard avait perdu son épouse et il lui faudrait réunir des forces pour affronter ce qui allait suivre. Une fois que les hommes eurent pris le corps inerte de Madame Vanchard, l'un d'eux resta avec Paul quelques minutes supplémentaires et présenta toutes ses condoléances à cet homme dévasté. Il lui avait rappelé que son fils était dans le séjour et qu'il faudrait rester auprès de lui, qui venait de perdre sa mère. Paul, qui avait pourtant tout oublié de sa vie, s'était ressaisi en quelques minutes, comme si le souvenir de paternité était venu le remettre sur pieds. Il se dirigea en direction du salon, où se trouvait son fils depuis presque plus d'une heure maintenant et en entrant dans la pièce il vit David, immobile, debout, en face de la fenêtre. Le petit garçon ne pleurait pas, il n'affichait pas non plus la tristesse qui était de mise dans la situation dans laquelle ils se trouvaient tous les deux et il regardait simplement les couleurs oscillantes bleues et rouges des camions d'ambulances qui étaient garés en bas de leur immeuble. Paul s'approcha doucement de son fils, en tentant, tant bien que mal, de faire bonne figure et il prit David dans ses bras. L'enfant n'avait pas réagi à l'étreinte sincère et pleine de détresse de son père et resta toujours immobile. Paul, qui ne sentit pas, une nouvelle fois, de contraction musculaire en retour, avait mis une légère distance entre eux afin de comprendre pourquoi sa progéniture était si stoïque. Mais il savait bien que dans de telles abîmes, chaque esprit réagissait différemment et parfois cette réaction, qui semblait douteuse ou suspecte pour certains, était en fait salvatrice pour d'autres. A ce moment précis, David ne ressentait plus rien, une ignorance improbable l'avait happé et elle ne semblait pas vouloir se défaire de lui. Paul fit savoir à David qu'il devait l'emmener chez ses grands-parents afin qu'il y soit en sécurité et entouré. Tout semblait égal à David qui suivait son père sans rien dire de plus. Lorsque les deux sortirent de l'appartement, une voisine les attendait devant l'entrée et leur présenta ses condoléances forcées, ce qui déplut à Paul, qui l'avait tout de même remercié d'un signe de tête. Le trajet jusqu'à la commune de Chambon où vivaient les parents de Paul avait été accompagné d'un silence pesant et les deux hommes arrivèrent devant de la maison chaleureuse qui ne leur apporta, cette-fois ci, aucune joie. Paul sonna doucement et Martine qui ne se doutait absolument pas de qui pouvait bien sonner à sa porte à une heure pareille demanda, suspicieuse, à Jacques d'aller ouvrir la porte. Il s'exécuta sans vraiment s'inquiéter et lorsqu'il ouvrit la porte, il vit l'expression affreuse et dévastée sur le visage gonflé de son fils qui s'écroula devant la porte, en pleurs. Jacques était atterré par la vision d'horreur qui était la sienne et tout en suivant le mouvement vers le sol rejoignant son fils il cria le prénom de sa femme. Martine, qui avait entendu son mari hurler, se leva en trombe, elle avait couru jusqu'à la porte où elle vit son fils et son mari à terre et son petit-fils, immobile et perdu derrière eux.
« — Mais bon dieu qu'est-ce qu'il se passe Paul ? Paul qui avait la tête enfouit dans les bras de son père releva à peine la nuque,
— Maman... Elle... Elle est morte ! Valérie ! Elle est morte ! »
Les cœurs de Jacques et Martine Vanchard cessèrent de battre à l'occasion d'une demi seconde, ils n'arrivaient pas à croire ce qu'ils venaient d'entendre. Jacques releva son fils qu'il tenait à bout de bras et Martine se rapprocha de son petit-fils, lui passant un bras au-dessus de l'épaule pour l'emmener à l'intérieur de la maison. Tous les quatre s'assirent sur le canapé du salon qui avait été défait quelques minutes auparavant. Paul était inconsolable, le flot de larmes qui coulait sur ses joues était infini et ni Jacques ni Martine ne surent quoi faire pour calmer le débit d'eau qui sortait du corps de leur fils. Ils regardaient abasourdis leur petit-fils qui lui, contrairement à son père, n'affichait pas d'expression faciale particulière, ce qui avait eu le mérite de les inquiéter davantage. Tous, choqués, étaient silencieux et seuls les pleurs de Paul Vanchard résonnaient dans la maison. Martine, après quelques minutes, prit l'initiative d'emmener avec elle David dans l'ancienne chambre de son père, elle enleva la couette qui était bordée au petit lit d'enfance de Paul et l'invita à se dévêtir et à se mettre au chaud à l'intérieur. Tout en câlinant son petit-fils, comme on le ferait avec un chat abandonné que l'on viendrait de sauver, elle lui avait dit qu'elle remonterait un bol de lait chaud pour qu'il puisse se réchauffer. Mais quand elle était revenue avec la boisson, David s'était endormi. Bien qu'elle avait pris cela comme un signe rassurant, elle se demandait tout de même comment un garçon qui venait de perdre sa mère pouvait s'endormir aussi paisiblement. Elle avait pensé que son inquiétude était secondaire pour l'instant et elle retourna, la tasse en main, rejoindre son fils et son mari dans le séjour. Jacques avait réussi à calmer un peu les pleurs de son fils, et Martine le prit dans ses bras tout en lui caressant le dos avec sa main. Paul releva son regard en direction de celui de sa mère qui était seulement à quelques centimètres de son visage et qui pouvait apercevoir tous les vaisseaux rouges qui avaient éclaté dans les yeux de Paul ainsi que le reflet des flammes dansante de la cheminée.
Paul prit plusieurs grandes inspirations et expliqua à ses deux parents que Valérie, qu'ils savaient tous instable émotionnellement, n'avait pas supporté l'annonce de sa maladie. Martine, qui s'était mise à pleurer ne pouvant plus retenir davantage ses larmes, regrettait d'avoir encouragé son fils à mettre au courant de ses maux son épouse. Elle s'en voulait terriblement et cette fois c'est Paul qui l'avait prise dans ses bras silencieusement, lui faisant comprendre qu'elle n'était en rien responsable de cette situation.
« — David m'a appelé au travail, il pleurait... Il m'a expliqué qu'il l'avait trouvé en rentrant dans la baignoire les poignets complètement ouverts. Il a appelé les secours et je suis arrivé. Mais... C'était trop tard ! Jacques ressentait une grande peine en pensant qu'il ne reverrait plus jamais sa belle-fille mais il trouva assez de ressources nécessaires pour n'en rien faire savoir à qui que soit dans la pièce où il se trouvait et se concentra surtout sur son fils, qui, lui, était bien vivant pour le moment,
— Paul, tu sais, il va falloir te battre, pour toi et surtout pour ton fils. Nous le garderons avec nous le temps que tu te soignes et que tu puisses te remettre de tout ça. »
Paul avait remercié son père qui lui venait en aide, comme il l'avait toujours fait et il affichait un sourire difficile sur ses lèvres presque bleues pour montrer à quel point il se sentait chanceux dans son immense malheur d'avoir des parents aussi bienveillants qu'aimants. Il reprit un peu de force intérieure en pensant à son fils qui s'était déjà assoupi. Paul serra ses parents une fois de plus dans ses bras et prit un plaid trouvé là, sur le canapé, avec lequel il s'enveloppa. Il ferma doucement les yeux en faisant savoir à Jacques et à Martine qu'il était épuisé. Les parents de Paul laissèrent leur fils dormir dans le salon près de la cheminée dont les flammes dansaient toujours une valse triste. Une fois qu'ils se retrouvèrent dans leur chambre, les deux âmes sœurs s'effondrèrent l'une contre l'autre. Ils ressentaient toute la peine que des parents devaient ressentir lorsque leur enfant était brisé, ils l'étaient eux aussi tout autant mais ils finirent par s'endormir et la maison redevint le havre de paix qu'elle était depuis toujours.
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Nos cœurs meurtris
Misterio / SuspensoArmand Tellier, brillant fils d'intellectuels parisiens, tout juste diplômé de l'école de police, touche enfin son rêve du bout des doigts. En 1996, alors âgé de 21 ans, il intègre les bureaux de la Police Judiciaire du 8ème arrondissement de Paris...