Les Cabernais habitaient une petite maison non loin de l'église, à l'est de la commune. À l'arrière, au fond du jardin, on apercevait une forêt dense, peu accueillante à la tombée de la nuit. Comme si, l'absence quotidienne de lumière rendait les végétaux suspects et les chemins de promenades interdits. Néanmoins, l'endroit était calme et Madame Cabernais aimait passer du temps dans le jardin, silencieux. Elle aimait regarder les hortensias bleues et roses pousser à leurs guises. Elle était presque jalouse de leur liberté mais admirait aussi la combativité de ces fleurs qui réussissaient toujours à trouver de la lumière afin d'en absorber la vie. Une chose qu'elle était incapable de faire, un exploit olympique hors de sa portée.
À l'arrivée de Valérie, Madame Cabernais aimait passer du temps avec sa fille dans le jardin qui semblait ne pas faire partie du reste de la maison. Les effluves d'herbes coupées et les sensations offertes par la nature environnante l'apaisaient. Elle adorait par-dessus tout le bruit puissant mais discret du vent qui frappait sur les feuilles des chênes, des hêtres et autres arbres vacillants. Ici, elle se sentait moins prisonnière, n'ayant pas en vue les piles de chemises propres à repasser avant l'arrivée de son mari. Monsieur Cabernais, qui avait repris son travail au bureau de poste le lendemain de la naissance de Valérie, était un homme absent, ce qui ne déconvenait pas à la jeune femme. Elle vivait dans l'ombre et dans la prison marbrée de cet homme, depuis quelques années déjà.
Valérie, du haut de ses deux ans, avait bien grandi. C'était une petite fille pleine de joie, communiquant celle-ci à sa mère, à laquelle elle ressemblait presque traits pour traits. Elle avait une chevelure noire et dense faisant penser à la crinière d'un bel étalon espagnol, ses yeux étaient couleur sable et elle avait un petit nez en trompette qui ne pouvait pas cacher le brin de malice et de curiosité qui l'habitait. Madame Cabernais, en secret, ne souhaitait pas que Valérie suive ses pas inutiles à l'avancée du monde. Elle voulait que sa progéniture ait une vie faite de réussites, d'apprentissages, et de libre arbitre. Mais faire bonne figure restait une nécessité pour cette mère qui n'aurait jamais supporter l'aliénation engendrée par ses pensées osées ainsi que les médisances de sa communauté. Dans son esprit publiquement barricadé, une bonne épouse et une bonne mère était priée de rester silencieuse, peu importe la souffrance, la difficulté et la solitude endurée.
L'année 1968 fut une année triste et déchirante pour Madame Cabernais qui avait inscrit Valérie à l'école maternelle, elle se retrouvait dans une solitude malsaine au sein de son foyer, se voyant arracher une fois de plus sa fille. Néanmoins, en guise de consolation, elle apportait une grande importance à l'éducation scolaire de sa fille, baptisée un an plus tôt par le Père Joslin. Madame Cabernais apercevait avec espoir, par le biais de l'enseignement, une liberté promise à Valérie. L'école du village se plaçait au centre de celui-ci, en extension de l'église. Des femmes de tous âges ayant juré une dévotion sans limite au Christ, relayaient des enseignements catholiques tout en respectant le programme scolaire public. Valérie était une petite fille souriante, elle s'était fait des amis au fil de ses années d'apprentissage et présentait un esprit critique que son père n'encourageait guère au grand désarroi de son épouse.
La famille menait une existence paisible mais hypocrite pendant les années de maternelle et primaire de Valérie, avec une constance sans faille dans la prière et dans l'enfermement physique et psychologique de Madame Cabernais. Enfermement faussement ignoré par son entourage amical et familial. La vie de cette mère était passée sous silence et le monde semblait mieux s'en porter. Valérie aimait passer du temps avec elle, tentant inconsciemment d'apporter un sens à la vie de cette femme emplie de vide.
À son entrée au collège en septembre 1977, Valérie se voyait déjà s'abandonner à des études longues et riches, évitant ainsi la position de sa mère qui pourrait être la sienne dans le futur. Elle ne voulait pas que sa vie ressemble à celle de ses parents, ni que son mari ne voit en elle qu'un simple ventre reproducteur. Elle n'était proche de son père qu'au moment du dîner, après la prière, lorsque celui-ci racontait les péripéties de sa journée de travail comme s'il narrait les aventures héroïques du personnage principal d'un roman dramatique. Elle n'avait pas de réelle relation avec cet homme qui lui apparaissait comme un être n'utilisant pas son intelligence à bon escient, mais elle était tout de même consciente que c'était lui qui subvenait aux besoins la famille et elle ne pouvait pas lui enlever ça. Ses années de collège au sein de l'école catholique de la commune n'apportaient plus autant de joie et d'engouement à Valérie qui trouvait du réconfort auprès de sa mère. Elles étudiaient ensemble, en coulisse, à l'arrière du jardin, les écrits d'Olympes de Gouge pour lesquels elles apportaient toutes deux une sorte de dimension religieuse. Évidemment, Valérie et sa mère s'étaient accordées pour ne rien révéler des lectures interdites qui se tenaient depuis plusieurs mois les samedis après-midi sous la surveillance des hortensias du fond du jardin, en l'absence de Monsieur Cabernais.
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Nos cœurs meurtris
Misterio / SuspensoArmand Tellier, brillant fils d'intellectuels parisiens, tout juste diplômé de l'école de police, touche enfin son rêve du bout des doigts. En 1996, alors âgé de 21 ans, il intègre les bureaux de la Police Judiciaire du 8ème arrondissement de Paris...