Entre codéine et araignées

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La sonnette retentit dans l'appartement. Affalé sur son lit, au travers de son coton, Kazutora s'étonna un peu. Chifuyu ne l'avait pas prévenu d'avoir invité qui que ce soit. D'ordinaire, il le lui disait toujours à l'avance. Il était prévenant envers lui, savait combien Kazutora pouvait fuir les contacts sociaux au point de se retrouver isolé du reste du monde. Qu'importe, il était caché dans sa chambre, personne ne viendrait le déranger ni le forcer à jouer de faux sourires.

Il soupira avec lourdeur. Il plissa les yeux, contempla ce même plafond fissuré qu'il avait vu un million de fois. Il en connaissait toutes les fissures, savait même où se trouvaient les toiles d'araignées, les habitées et les désertées. Ces araignées, il les aimait bien. Il s'effrayait si elles venaient le toucher, mais il éprouvait malgré tout une affection spéciale envers elles. Il aimait les voir s'occuper sur leurs toiles, escalader les murs, tisser de longs fils argentés qui brillaient à la lumière. Il aimait voir ces petits êtres vivants fureter dans l'ombre, discrets mais présents. Cela lui faisait  comme une compagnie silencieuse mais constante.

Oui, il les aimait. Il ne les voyait pas comme d'affreux arachnides repoussants, oh, non. Il les voyait comme de minuscules lueurs de vie qui lui tenaient compagnie. Même s'il avait peur de les toucher et de s'en approcher trop, il avait cette camaraderie, cette bienveillance à leur égard. Une fois, une tégénaire adulte, avec de grandes pattes sombres et des yeux noirs mais luisants, s'était retrouvée sur son oreiller à son retour de l'université. Sans geste brusque, un peu inquiet mais fasciné, il s'était penché vers elle et l'avait regardée. Pour de vrai, sans filtre, sans dégoût ni effroi. Il l'avait trouvée magnifique.

Ses nombreux yeux, immobiles dans les siens, exprimaient sa vie, son âme, sa personne. Ce n'était pas une tégénaire, c'était une personne à part entière, tout autant que lui. Il l'avait bien vu, cette araignée avait des émotions, un vécu et un avenir. C'était quelqu'un, tout comme lui. Quelqu'un qui avait le droit de vivre et de ressentir, qu'importe son apparence, son appartenance. Cette vision, si simple mais vraie, l'avait ému aux larmes. Il s'était assis en face de son lit et avait sagement attendu que ce visiteur nocturne retourne chez lui, au-dessus de sa tête, sur le plafond et ses fissures.

Et, sans raison spécifique, car il n'y avait pas lieu d'en avoir, il éprouvait envers cette araignée et toutes ses congénères un respect profond, un amour singulier mais réel. C'étaient des myriades de vies silencieuses et discrètes qui s'épanouissaient tout près de lui, sans le déranger pour autant. Il aimait ces araignées et les savoir ici, dans ce plafond, apaisait un peu sa solitude. Chaque fois qu'il voyait un cadavre d'arachnide sur son plancher, une vague de tristesse le prenait et il le ramassait délicatement en adressant une prière à son âme. Ensuite, il le soufflait par la fenêtre en s'imaginant lui offrir un dernier souffle d'amour, pour l'encourager dans son chemin ailleurs. Mais peut-être Kazutora était-il seulement bizarre, après tout.

Il s'en fichait. Tout le monde l'avait toujours trouvé bizarre, mais c'était sa façon à lui de vivre son monde et d'interpréter son univers. Si aimer et respecter certains plus que d'autres faisait de lui un marginal, soit. Les araignées sereines qui vivaient avec lui valaient mille fois plus que la plupart des humains qu'il avait fréquentés au cours de sa misérable vie. Elles l'acceptaient et le laissaient vivre tel qu'il était.

Parfois, il voyait une araignée à hauteur de tête et allait se plonger un instant dans son regard. Elles lui semblaient si sages, si paisibles et respectables. Kazutora aimait les araignées. Il n'était pas à l'aise à leur contact direct, c'était vrai, mais il les aimait sincèrement.

La nuit tombait, il soupira encore une fois et posa le dos de sa main sur son front. Il entendit Chifuyu ouvrir la porte et prononcer quelques mots imperceptibles au travers des murs. Il tourna faiblement la tête, sa vision se flouta sensiblement. Il avait pris de la codéine vingt minutes auparavant et commençait à se sentir lourd et hagard. Tant mieux, il pourrait ainsi dormir un peu.

Atypical Romance | Baji x KazutoraOù les histoires vivent. Découvrez maintenant