Atypical Romance | Baji x Kazutora

Un pont sous la pluie

Silencieux, Kazutora contemplait l'eau tumultueuse qui grondait sous le pont. Il pleuvait et il faisait froid. Il était ainsi certain d'être seul, inexistant dans la brume, ignoré du monde. Les gouttes glacées cinglaient sa peau pâle et ses cheveux inondés faisaient ruisseler de fines lignes d'eau sur ses joues. Il pinca ses lèvres bleuies et s'accouda au rebord de pierre. Le niveau avait tant augmenté que les rochers qui crevaient habituellement la surface de l'eau étaient invisible sous le remous.

La rivière débordait presque de son lit, enragée, hurlant son fracas violent sans interruption. L'écume giclait par à-coups contre la berge. Il y avait parfois même quelque branche puissante arrachée à son arbre, emportée dans les flots sombres sans chance de salut. Il y en avait une un peu plus loin, maltraitée par le courant, tourbillonant et plongeant avant de reparaître brièvement.

Kazutora contemplait tout cela et s'imaginait être cette branche. Ce cours d'eau était sa vie et il était cette branche. Balloté, méchamment malmené par un monde extérieur sauvage et brutal. Tentant vainement de garder la tête hors de l'eau pour mieux y replonger l'instant suivant. Arraché à ses repères et à son milieu pour se débattre désespérément dans une lutte perdue d'avance. Contraint d'endurer choc après choc, coup après coup en se brisant petit à petit, mais jamais pour de bon. Attendre, impuissant, que s'achève enfin cet enfer. Attendre la violence finale...

Kazutora regarda la branche, qui se dirigeait droit vers les mêmes remous que les autres branches avant elle. Les remous qui dissimulaient ces rochers tranchants, ceux qui allaient la faire voler en éclats comme les autres. Il attendit. La branche plongea, tangua. Puis elle heurta un obstacle sous-marin et, propulsée par le courant, s'envola un bref instant au-dessus de l'eau. Elle replongea dans un jet d'éclaboussures et Kazutora cilla.

Pourquoi ne s'était-elle pas brisée, elle aussi ? Elle avait suivi le même chemin que les autres. Quel élement caché avait changé sa trajectoire ? Il se redressa, toujours giflé par la pluie battante. Il avait froid. Très froid. Il était glacé jusqu'aux os, son corps tremblait violemment malgré lui. Mais il ne voulait pas rentrer maintenant. Il se sentait mal. Sans raison spécifique, comme souvent, mais qu'est-ce qu'il se sentait mal.

Souffrir ainsi, seul et livré à la morsure du froid dans ses vêtements trempés, était une source de soulagement. Cet inconfort apaisait sa sensation d'être enfermé dans sa souffrance, c'était comme si sa peine intérieure était absorbée et exprimée par la pluie diluvienne qui dévalait son corps affaibli. Il toussa. Il avait mal à la gorge. Si Chifuyu rentrait avant lui et le voyait dans cet état, il allait s'inquiéter. Il n'allait sans doute pas tarder à terminer son travail...

Avec un soupir imperceptible, Kazutora se détourna de la rivière rugissante et se mit à marcher lentement, en chemin pour regagner l'appartement. Cette branche... elle avait esquivé les rochers d'un bond imprévisible, apparemment aidée par un élément extérieur. Elle ne s'était pas fracassée comme prévu, dans un fracas sourd et une gerbe de brindilles. Elle avait surmonté cela et poursuivi sa route dans l'eau pour rejoindre un avenir incertain.

Cela signifiait-il que tout n'était pas toujours perdu ? Qu'un miracle était possible... ? Peut-être n'était-ce qu'une simple branche dans un simple cours d'eau. Mais Kazutora préférait rêver et imaginer le sens caché des choses qui l'entouraient, pour ne pas finir entièrement rongé par le désespoir. Oh, du désespoir, il en avait. Il en ressentait sans arrêt, même dans son sommeil, même dans ses songes. Mais cela n'empêchait pas une infime et vacillante lueur d'espoir lutter quelque part en lui, aussi insupportable qu'elle soit.

Pourquoi espérer au fond de soi lorsque les choses étaient absolument décourageantes ? Pourquoi ne pas réussir à tuer cet espoir minuscule mais persistant qui continuait d'exister quelque part ? Espérer dans le désespoir était une des choses les plus épuisantes et déprimantes qu'il ait expérimentée. Car il ne pouvait empêcher cet insupportable espoir de murmurer sans arrêt, caché dans les abysses de son esprit, même lorsqu'il se répétait que tout était perdu, que rien ne changerait jamais. Ce foutu espoir persistait à le maintenir dans cette vie de merde, l'empêchait de quitter tout cela pour de bon.