3. Moïra

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Cinq ans avant Los Angeles...

Eh bien voilà. Demain, j'aurais 20 ans. Rien n'a vraiment bougé, depuis notre emménagement. Les mêmes réveils, et les mêmes feux. Les mêmes Ombres qui viennent débriefer ici et qui me sourient avec pitié, comme si j'étais la chose fragile que le coffre fort de Jay renfermait en secret. 20 ans, et si peu de vie en moi.

James m'a demandé ce que je voulais à part d'autres "romances à la con". Je lui ai demandé de nouvelles cordes pour ma guitare.

Je ne chante plus depuis longtemps, mais ce sera l'occasion de m'y remettre. MAC disait que j'avais une jolie voix. Enfin, il le dirait sans doute toujours si j'osais de nouveau chanter devant lui.

Il faudrait déjà que je le revois, pour ça. Il n'est encore jamais venu ici, alors qu'on lui a réservé une chambre.

Assise sur mon lit, l'ordinateur ouvert sur les inscriptions en fac de littérature, je dévie mon regard vers la fenêtre où ma guitare dort, depuis si longtemps, que sa housse a pris une épaisse poussière légèrement grasse.

J'ai composé quelques chansons, au Manoir. J'ai écrit à propos de ma mère. Mais c'est comme pour tout, je le cache au monde et force de le cacher au monde, je finis par le cacher à moi-même. James disait que je devais profiter de l'anonymat d'internet pour publier mes compos. Je ne l'ai jamais fait.

Je referme l'ordinateur pour m'approcher de l'instrument, lentement, comme s'il était un peu dangereux à veiller dans cette chambre sans jamais être touché. Je tire la fermeture éclair de la housse, délicatement, en prenant soin de ne pas trop salir mes mains avec la poussière accumulée et je sors alors la guitare.

Son vernis ne s'est pas terni depuis deux ans à être enfermée ; le bois clair luit sous les lumières du jour qui éclairent ma chambre. J'en caresse les courbes, j'hésite. Je ne risque pas grand chose à rejouer un peu. Etre envahie de nostalgie et de regret, mais c'est mon lot quotidien, alors pourquoi pas le subir en musique ?

Je m'assois sur le lit, en face du bureau et de la fenêtre. La position exacte pour tenir mon instrument me revient immédiatement, par réflexe.

Les cordes sont dures, rêches, et me font mal sous les doigts ; il est effectivement temps de les changer. Mais je n'ai pas tant perdu la souplesse du poignet et les réflexes pour changer d'accord. Ce doit être comme le vélo. "Ça ne s'oublie pas", dit-on.

Je m'échauffe avec quelques notes faciles, pliant bien les doigts, tordant bien la main, je retrouve aisément la technique du barré, et, comme si la musique avait une volonté propre, mes mains commencent à jouer d'elles-mêmes, et c'est le morceau favori de ma mère qui s'enclenche sous mes doigts.

Bob Dylan. Je savais que ce serait douloureux de rejouer. Elle adorait cette chanson. Les paroles sont pourtant à l'opposé de ce qu'elle était ; quelqu'un qui décide, par lui-même, de s'en aller parce qu'on lui fait trop de mal. Elle aurait dû les appliquer au lieu de les fredonner, ces fichues paroles.

Mais là encore, la mélodie a son existence propre, et je la contemple franchir la barrière de ma gorge, pour naître dans les airs. Je chante pour ma mère, sans même le vouloir vraiment.

It ain't no use to sit and wonder why, babe
If'n you don't know by now
And it ain't no use to sit and wonder why, babe
It'll never do somehow

Au début, c'était timide, hésitant, c'était malgré moi. Mais maintenant, les paroles s'engagent dans ma bouche, et, à défaut de les pleurer, je les fais vibrer. Ma mère habite encore mon coeur.

But I wish there was somethin' you would do or say
To try and make me change my mind and stay
But we never did too much talking anyway
But don't think twice, it's all right

BLINDOù les histoires vivent. Découvrez maintenant