1. Moïra

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Six ans avant Los Angeles

C'est moi qui ai trouvé l'appartement ; d'ailleurs, James ne dit pas que c'est "chez nous", mais bien "chez sa sœur". J'ignore pourquoi. Peut-être pour que j'y sois plus à mon aise. Pour le moment, j'ignore comment je m'y sens. Vide, sans doute. Comme dans n'importe quel autre endroit.

J'aimais pourtant bien vivre au Manoir, nous y étions en sécurité. Mais James a gravi les échelons, et il a besoin d'un "pied à terre" dans la cité. Il m'a promis qu'il achèterait tout l'immeuble, petit à petit. Pour que je n'ai rien à craindre des locataires.

Qu'on soit au dernier étage me convient déjà assez. S'il y a des casseurs, ils n'auront pas le temps de nous atteindre. Oui, mais s'il y a un feu, je suis fichue. Le rez-de-chaussée m'épargne les catastrophe de ménage, et le dernier m'épargne les attaques d'éventuels ennemis. Il a fallut faire un choix.

Du reste, je ne suis pas à l'abris d'un conflit nucléaire dans le pays, d'un étouffement avec une feuille de salade, oui, j'ai lu que c'était la première cause de mort par suffocation dans le pays. La feuille se colle à la paroi pulmonaire et on ne peut rien faire pour la retirer dans les temps. Pas à l'abris non plus d'une rupture d'anévrisme, d'une crise cardiaque, ou d'un embolie pulmonaire. Mais disons que, ici, au trentième étage de l'immeuble qui, je l'espère, deviendra entièrement le nôtre bientôt, je suis plus en sécurité qu'ailleurs.

Je sais que je fatigue James avec mes peurs. Il ne le dit pas, mais je peux le sentir.

Mon grand frère est beaucoup de choses : prévenant, à l'écoute, attentif, moqueur parfois, complice, doux quand il le veut, mais certainement pas patient. Et je la mets à rude épreuve, sa patience. Pas de métro, pas de spectacles, pas de bus, pas de voiture ou très peu, pas de sortie, en générale. Et même lorsque je suis ici, ou lorsque j'étais au Manoir, il venait calmer mes crises ponctuelles en m'entourant de ses grands bras et en me berçant, comme le père qu'il n'est pas.

Mais je ne suis pas dupe ; et bientôt, je le fatiguerai tant avec mes angoisses qu'il ne me serrera plus contre lui. Il se contentera d'une tape dans le dos, d'un soupire éreinté. Il acceptera qu'on ne peut rien faire pour moi.

La solitude me convient, cependant. C'est avec elle que je dialogue, tranquillement, dans ma nouvelle chambre ou au coin du feu. Maman adorait les feux. Elle disait que pour les allumer, il fallait être soit fou, soit poète, soit amoureux. Les trois ensemble fonctionnant, bien sûr.

J'aime bien cet appartement pour ça : la cheminée. Je l'ai choisi exprès. Bien évidement, je crains toujours un retour de flamme et l'explosion du salon, moi avec, mais c'est l'apaisement qui l'emporte quand ça crépite doucement devant moi. C'est une des rares choses que le fait de grandir ne m'ait pas volée. Ce souvenir de maman, près d'un feu, tendre et calme.

J'ai allumé celui du soir, il y a une heure. Je me demande ce que je suis, entre folle et poète. Amoureuse, certainement pas, il faudrait que je croise n'importe qui d'autre que James, l'immense Perrera et ce fou de Travis, pour ça. Même s'il est sublime, d'ailleurs, Travis ne posera jamais les yeux sur moi.

Premièrement, parce que je suis la petite sœur d'un membre du clan, et deuxièmement - voire et surtout-, parce que je suis une fille. Mais je l'aime bien. Il me fait rire, dans sa folie. Nul doute qu'aucune bûche ne lui résisterait dans cette cheminée. De toute façon, même si je m'autorisais à sortir un peu de ma grotte, aucun homme ne serait à mon goût.

J'ai des critères bien trop élevés. C'est ainsi lorsqu'on passe sa vie à lire de la romance. Personne n'est à la hauteur des types que j'imagine entre les pages.

D'ailleurs, pardon aux autrices, mais quelle que soit la description que vous en offrirez, il sera brun.

C'est pathétique, quand on y pense. J'ai 19 ans, je n'ai embrassé qu'un garçon à 16 ans, au Manoir, pendant une soirée du gang, mais je lis de la romance interdite aux mineurs. Je vis par procuration, clairement.

BLINDOù les histoires vivent. Découvrez maintenant