24. JOYCE

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Vendredi matin. Je peux enfin me réveiller et boire mon café avant de me laver les dents. Il n'y a rien de plus dégueulasse que du café mélangé à du dentifrice. Je n'aurais jamais dû m'infliger tout ça.
J'arrive en haut des marches du métro et appréhende que Julien m'y attende. Tandis que je me prépare à une punchline du futur lorsqu'il me dira bonjour, un poids se fait sentir dans ma poitrine lorsque je comprends que personne ne m'attend. Je traverse les rues parisiennes avec ma canne et heurte un homme qui semble pressé.
-Fais attention putain ! s'énerve l'abruti.
Sans que j'aie le temps de répondre je l'entends qui se casse la margoulette et hurle à un autre inconnu de faire attention. Il se relève et continue de nous insulter, moi et « le » ou « la » pauvre qui vient de le faire trébucher.
Arrivée aux locaux, je salue tout le monde gentiment. Avec le sourire.
Question peine, tristesse et apitoiement de soi, j'ai tout donné hier. Aujourd'hui est un nouveau jour et j'ai bien l'intention de laisser Julien dans un placard, dans un recoin de ma tête, verrouillé à double tour. Il a une fiancée, tant mieux pour lui. Il m'a menti et chevauché comme un chevalier de l'apocalypse, tant mieux pour moi. Le passé reste au passé. Je ne vais pas gâcher ma vie et ma carrière pour un tocard qui ressemble à Pierre Niney.
- Hello les guys ! salué-je en posant mon sac et ma canne.
- Ouhhhh, La Mégère est de bonne humeur on dirait, s'amuse Claquos.
- C'est normal elle vient de perdre son pari, surenchérit Artémis.
Le souffle me manque. Je n'en crois pas mes oreilles. Cet enfoiré à tout raconté !
- Alors comment c'était avec ton apollon ?
Il faut que je le brise en mille morceaux. Il a voulu jouer au plus malin en racontant à tout le monde ce qui s'était passé entre nous ? Alors je vais l'humilier. Je vais mentir comme il l'a fait, je vais déformer les choses, avouer au monde et aux auditeurs que c'était horrible et que Don Juan n'est rien d'autre que Merde Juan.
- Mon apollon ? ris-je en forçant un peu trop.
J'entends Julien se racler la gorge tandis qu'il n'a même pas pris la peine de me dire bonjour.
Je vais te briser petit homme au sexe dominant.
- Un apollon ? sérieusement ? C'était une erreur de parcours, un verre de trop dans cette bouche sensuelle et divine, les amis !
Je suis à fond, je vais tout donner.
Il tousse un peu plus fort.
Oh, tu es gêné Pierrot ? Tu n'as encore rien entendu. Je vais tellement te mettre minable que même ta fiancée ne voudra plus que tu la touche tellement je l'aurai persuadé que tu es un mauvais coup.
Une seconde.
Mais...
Il n'a pas pu leur raconter quoi que ce soit. S'il l'avait fait, Joyce aurait su. Ça n'a pas de sens.
Je tente d'arrêter de parler deux minutes pour laisser les garçons m'en dire un peu plus sur ce que Julien aurait pu leur dire.
- Ju nous a dit que c'était un vrai Johny Depp en mode plus jeune.
Je souris, gênée et rassurée.
- Oh, oui, mais vous savez j'ai connu bien mieux, JD n'est pas le plus beau cavalier monteur de jument que j'aie pu connaitre.
J'en fais trop. Je le sens.
- Bon, on se met au travail ! intervient Julien.
On commence alors nos échanges peu cordiaux. Personne n'est d'accord avec personne, c'est un vrai bordel et l'émission de tout à l'heure semble compromise.
Artémis propose alors une émission qui me sera dédiée encore une fois. Sur le pari que j'ai perdu lamentablement. L'idée ne me plait pas du tout. Les auditeurs vont être curieux. Ils vont me poser des questions. Je devrais leur répondre en calquant ma chevauchée presque surnaturelle avec Julien sur JD. Je vais attirer les foudres de Lila à qui j'ai promis que JD et moi c'était terminé et certainement attiré l'attention de JD lui-même s'il écoute l'émission. Il va se pavaner devant chez moi à je ne sais quelle heure de la nuit, confiant et fier comme un coq pensant que tout ce que j'ai dit à la radio le concerne.
Mon optimisme est en train de partir en fumée.
Le téléphone de Julien se met à sonner. D'un ton grave, il s'excuse et sort du bureau pour prendre son appel.
- Ce doit-être Joyce, s'amuse Artémis.
Joyce, Joyce, Joyce, toujours Joyce ! Je n'en n'ai jamais entendu parler et aujourd'hui elle est partout.
- Elle n'a pas du tout apprécié le pari que nous avons fait sur « ton arrêt du sexe ».
- Non, ce qu'elle n'a pas apprécier c'est que ce soit Julien qui soit venu chez toi.
-Tu m'étonnes, me dis-je à voix basse.
Puis le boss revient, toujours avec un ton sérieux qui ne lui va pas du tout et reparle boulot.

Une fois l'émission terminée, je suis rassurée que tout soit derrière moi. La prochaine fois que j'aie une idée pareille, je me contente d'envoyer un texto à Lila.
Je sors des locaux et la chaleur infernale du soleil me liquéfie en moins d'une seconde.
- Bonjour, entends-je d'une voix d'influenceuse.
Non. Ce ne peut pas être elle.
-Qu'est-ce que tu fais là ? grogne Julien qui est sorti en même temps que moi.
Chose que j'ignorais pour tout vous dire. Il est discret comme un chat et fourbe comme une fouine.
- Je viens présenter mes excuses à ta collègue, Justine.
- Non, ce n'est pas la peine, reprend-il furieux en me bousculant pour la rejoindre.
La haine me monte et mes bonnes résolutions s'évaporent.
L'optimisme ? La joie ? Le rire et la bonne humeur ?
Qu'ils aillent se faire foutre avec ces concepts à deux balles.
Il m'a bousculé pour rejoindre sa pimbêche et ose lui dire que ce n'est pas la peine de s'excuser ! Quel goujat !
Mais j'y pense...
- Pourquoi t'excuser ? reprends-je d'une voix trop sensuelle pour parler à une inconnue.
Je veux vraiment être à la hauteur. Je ne veux pas qu'elle m'écrase avec ses talons hauts et sa voix mielleuse.
- J'ignorais que tu étais aveugle.
Mm mm.
- Oui et ? Tu n'y es pour rien, reprends-je en essayant de gardé un air sûr et détaché.
- Non, je sais bien. Ce que je voulais dire c'est que si Julien me l'avait dit plus tôt, je n'aurai pas fait de scandale pour qu'il arrête ce pari stupide et rentre à la maison.
-Je vois.
Je ne peux rien répondre d'autre.
J'avais plein d'autres options en tête mais aucune ne m'aurait garanties un détachement à tout épreuve et un self contrôle incroyable.
- On y va, ordonne Pierre Niney de mes deux à sa poufiasse.
- Oui, c'est ça, allez-y, j'y vais aussi. Je vais chercher mon labrador, ma canne et mon waze et je suis parée. Ne m'attendez pas.
Mais qu'est-ce que je raconte ?

C'est quoi ces conneries ?
Justine bordel, ressaisis-toi !
Je me transforme en Bridget Jones dans une comédie romantique à la con. Ce n'est pas ça mon rôle. Non ! Moi je suis la pétasse des téléfilms de TF1 l'après-midi. Je suis la nana canon qui finit par buter tout le monde et briser des mariages. Je ne veux pas être une trentenaire dépressive qui remercie l'univers de pouvoir se taper un beau-goss.
Ma vie est un enfer.
Lila sonne à mon interphone.
C'est le jour du « Marco Vivaldi ».
La plaie, je vais devoir supporter Julien, une fois encore.
Dans la voiture j'aimerais pouvoir lui parler de tout ce qui s'est passé ces derniers jours mais si je le fais ce serait comme si j'admettais à voix haute que cet enfoiré me fait de l'effet. Et ça, il en est hors de question.
Je suis Justine Oppeneau, aveugle depuis huit mois et j'ai bien l'intention de vivre dans le déni.
On arrive plus tard que d'habitude, et en entendant les cris désuets de Marvin et les autres tocards je souffle me préparant à entendre la voix de Julien. A sentir son délicieux parfum.
Mais rien.
Il semblerait que Pierre Niney ne soit pas au rendez-vous ce soir. 

DANS LE NOIROù les histoires vivent. Découvrez maintenant