37. COMME AVANT

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            L'émission a commencé et j'en prends plein mon grade. Sans grand étonnement, le sujet du jour porte sur mon absence. Claquos et Artémis ont préparé une chronique assez coriace à ce sujet et Julien se prête au jeu à cœur joie.

-Une véritable chiasse ! Je vous jure, c'était inhumain. Elle a saccagé les toilettes de l'étage. Aujourd'hui elles sont toujours condamnées ! s'amuse « Don Juan » en pleine antenne.

J'admets que je n'arrive pas vraiment à me défendre tant la gêne se mêle au fou-rire. J'aimerais pouvoir les contredire lorsque qu'Artémis amplifie ses dires avec des images horrifiques mais je préfère ce canular plutôt que la vérité.

Il se pourrait même que cet élan s'apparente à de la galanterie. Alors, oui il est fort probable que je perde la raison, mais cette fausse anecdote me réchauffe le cœur. Tout comme mon secret quant à mes yeux, les garçons ont pris soin de ne pas étaler ma vie privée aux oreilles de tous. Et ça, ça n'a pas de prix. Il est vrai que j'aurai préféré quelque chose de plus héroïque, un peu plus recherché, mais je n'en n'attendais pas moins d'eux. Je me contente de rire. Rire sincèrement. Et je ne pense plus à rien d'autre. Ma place est ici. Avec Julien Blanqui.

-On va boire un verre, Montagnié ? me lance Julien tandis que l'émission est enfin terminée.

-Un seul ? m'amusé-je avant de l'entendre rire à son tour.

Nous voici alors sur la terrasse de notre café habituel profitant des derniers jours de beau temps. L'odeur de la cigarette me pique le nez tant Julien les enchaine mais cette odeur ne me dérange plus. Mélangée à son parfum, l'harmonie des deux me pique le long de la colonne vertébrale. C'est impensable de voir à quel point il est ancré en moi. Sa voix, ses pics, ses mains, tout devient vital. J'en ai besoin pour sentir mon cœur battre.

-T'en penses quoi, toi ? me coupe-t-il de mes pensées.

-De ?

-T'écoutes pas ce qu'on dit Montagnié !

-Apparemment elle était loin dans ses pensées, lance Artémis.

-C'est ça le problème avec toi, reprend Julien, on ne sait jamais si tu as l'air absente.

J'entends les « annnnh » de Claquos et Artémis comme s'ils avaient quatorze ans et que Julien venait de sortir la punchline du siècle.

-Le problème avec toi, c'est qu'on ne sait jamais quand tu deviendras moins con, rétorqué-je, fière de moi.

Les garçons m'acclament et narguent mon pierre Niney qui reste bon joueur. Claquos nous quitte le premier pour rejoindre sa femme et son nouveau-né tandis qu'Artémis prend une voix étrange et feinte une excuse bidon pour nous laisser seuls, Julien et moi.

Mes sourcils se froncent, soupçonnant Pierrot d'être à l'origine de son départ.

-Enfin seuls, affirme-t-il en portant sa bière à la bouche. Tu sais ce qu'il me manque Montagnié ?

-Hun, hun, dis-je en secouant la tête comme une enfant.

-T'entendre chanter.

Je crache la gorgée de mon cocktail, certainement face à moi et ignore si j'ai arrosé quelqu'un.

-Merde ! Je dois m'excuser ? reprends-je gênée en essuyant ma bouche.

-Auprès de mon polo Ralph Lauren ? Oui.

Je ris à pleine bouche et me rassure de n'avoir craché que sur lui.

-Il s'en remettra.

-Si tu le dis.

Puis j'entends sa chaise grincée jusqu'à ce qu'il se mette tout près de moi. Son souffle sur ma joue, je devine ses bras posés sur ses cuisses et sa tête penchée vers mon visage.

-Chante-moi une chanson.

-Quoi ? Mais ça ne va pas !

-Aller, Justine, s'il te plait ! Tu ne vas plus au « Marco Vivaldi », je n'ai pas ma dose. Je veux du Larusso, du Céline Dion ! Je suis même prêt à t'écouter chanter du Lorie. Je veux tes chansons merdiques avec ta voix d'ange !

Mes joues rosissent sans crier gare et mon pouce se porte à ma lèvre comme pour me trouver une certaine contenance. Il est fort. Il arrive à m'émouvoir avec des réflexions peu avantageuses. Il est vraiment très doué.

-Il est hors de question que je chante ici.

-Fais-le pour moi.

-Même pas en rêve. Si je chante au « Marco Vivaldi » c'est pour une bonne raison.

-Oui je connais la musique. C'est un endroit rempli de tocard à qui tu ne dois rien. Ok, mais moi je veux ma chanson.

-Non.

-OK.

Il se lève et attrape ma main.

-Prends ta canne. On va ailleurs.

Je m'exécute, prise au dépourvu et essaie de contrôler mon cœur qui tente de s'échapper de ma poitrine au simple contact de ses doigts entrelacés dans les miens.

Après une bonne demi-heure de transport, il m'attrape par les bras.

-Attends-moi ici une minute. Ne bouge pas Montagnié. Il y a un ravin à cinq centimètres à peine de ton pied droit. Un seul mouvement incontrôlé de ta part et tu finis dans le trou. Je ne pourrais malheureusement rien faire pour te sauver.

Puis il s'éclipse me laissant dubitative quant à l'endroit où il a bien pu m'emmener.

Au bout de quelques longues secondes. Je reste raide et droite, un peu méfiante quant à ses avertissements et n'ose plus bouger. Je me contente de balader ma canne pour m'assurer qu'il ne m'ait pas dit de connerie et serre les dents alors que je l'entends pouffer de rire comme une véritable pucelle.

-En une demi-heure de RER, tu voulais que je t'emmène où ? se moque-t-il. Allez viens.

Il passe son bras sous le mien et je l'insulte de tous les noms d'oiseau qui me passent par la tête.

-Merci, Marco. Tu peux mettre la musique.

Ma bouche s'entre ouvre et mon corps se fige.

-Qu'est-ce que tu fous ? dis-je, dubitative.

-Maintenant tu peux me chanter une chanson. Nous sommes au « Marco Vivaldi », alors vas-y.

Je ne comprends rien. Fin août, Marco est toujours fermé pour « rénover » son restaurant et apporter quelques modifications. On ne devrait pas être là.

-Allez Justine, j'ai ajouté des jeux de lumière. Tu vas adorer ! s'exclame le vieil italien.

-T'es vraiment un génie, Marco. Y a pas à chier, lâche Julien sur un ton linéaire.

Le patron laisse échapper un « oh merde » sorti tout droit du cœur quand il repense à ce qu'il vient de dire.

-Désolé, Justine.

Je souris, amusée.

-Allez Montagnié. Fais-moi vibrer.

Le sourire aux lèvres, je tends ma canne à mon Pierre Niney et me dirige sans peine vers Marco pour lui chuchoter le titre de la musique.

J'attends que la mélodie se lance.

Je bouge timidement mon corps sur le fond sonore de David Charvet. « Should I leave ». Un classique.

Sur le moment, cette chanson me fait rire. Je l'ai choisi expressément pour son côté « kitch ». Pour lui en donner pour son argent, si je peux dire.

Très vite, je me donne à fond. J'oublie les railleries potentielles que je vais subir à la fin de ma prestation et m'imprègne des paroles. De l'histoire. Sans le savoir, c'est une déclaration d'amour que je fais à mon Julien Blanqui. Une déclaration que je ne veux pas déguisée. Mes notes sont justes et ma voix parfaite. Personne ne parle. Je suis dans le noir, pourtant, je ne vois que lui. 

DANS LE NOIROù les histoires vivent. Découvrez maintenant