8. Solitude de kobold

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Kifellorit blasphéma, injuria et maudit le monde entier jusqu'à ce que son imagination se tarisse. Il dépérissait depuis un mois, et il n'avait pas d'autre remède que sa haine.

Contre ses camarades qui l'avaient oublié, contre cette montagne qui le retenait prisonnier, contre les bandits et le saltimbanque qui avaient ruiné sa vie parfaite, et même contre son corps qui le trahissait. Son sang bouillonnait dans ses tempes au point de lui donner des bouffées de chaleur et son ventre se tordait trop pour digérer quoi que ce soit. Mais le pire, c'était son dos. Il lui semblait que ses os éclataient en mille morceaux de verre, projetés dans ses muscles et les déchirant davantage à chaque coup de pioche.

Une petite voix l'exhortait à prendre du repos, mais puisque ce n'était ni celle de Lily ni celle d'Ælys, il ne l'écoutait pas. Kifellorit n'était-il pas un ensorceleur kobold au sang éveillé de dragon ? N'était-il pas un maître de donjon ? Le jour où la douleur aura raison de son travail, le jour où la pierre ne criera plus sous sa pioche, ce jour-là il sera mort.

En attendant, il creusait.

Il avait été assez patient. Des semaines durant, il avait contenu sa colère pour les attendre sagement. Lily, un messager, ou une lettre. N'importe quel signe pourvu qu'il reçoive des nouvelles de leur accord. De Flambourg. D'elles. Mais rien. Même Samantha s'était retranchée dans le silence. Ce silence assourdissant qui bourdonnait comme des acouphènes dans son crâne.

Au lieu de distribuer des directives à sa tribu hétéroclite, Kifellorit s'évertuait à expliquer à ses serviteurs spectraux que la neige devait être déblayée vers l'extérieur, et non pas vers l'intérieur, puis il perdait des heures à rattraper leurs erreurs. Le soir, au lieu de boire avec une bonne camarade, il s'épuisait à faire taire les souvenirs qui le rongeaient et les pensées qui l'empoisonnaient. Au lieu de dormir, il combattait ses cauchemars éveillés et les fantômes qui le hantaient. Et chaque matin, en constatant que sa fée n'était pas revenue et que sa boîte aux lettres demeurait vide, il était un peu moins vivant.

Alors, il creusait.

Du moins, en apparence. Kifellorit ne sculptait plus la montagne, il lui arrachait les entrailles. Il ne taillait plus la roche, il la battait, l'éventrait, la lacérait comme si elle était responsable de tous ses maux. C'était un peu vrai, car si le cristal ne le retenait pas prisonnier entre ces murs, il aurait pu accompagner sa dernière famille là où le destin les conduisait. Au lieu de ça, il était piégé dans son propre piège, égaré dans son propre donjon, condamné à survivre à sa propre mort.

Maudit donjon.

Il n'y en avait toujours que pour lui. Pour supporter les douleurs de son dos, Kifellorit mobilisait un mental surhumain, tandis que pour lancer des sorts destinés à agrandir ou à aménager les souterrains, il avait accès à une énergie quasi infinie. La création de la chambre froide, du four et de la salle aux trésors avait été un jeu d'enfant. L'eau et la lumière ne représentaient plus d'obstacles. La force non plus, car la pierre et le bois ne résistaient plus à ses modelages malgré son dos endolori et sa faiblesse chronique. Rien ne venait jamais contrarier l'avancée des travaux. Le donjon étendait inexorablement ses racines, toujours plus profond, toujours plus loin. Et parallèlement, son maître se retranchait dans la solitude, toujours plus cuisante, toujours plus glaçante.

Car l'outil qui façonnait le donjon, ce n'était pas les pioches et les pelles enchantées. C'était lui. Le vrai, le seul. Il était la main qui maniait, la bouche qui incantait, le maître qui servait.

Quand Kifellorit était trop las pour lutter contre son sort et contre le sommeil, il s'emparait du luth qu'il avait fabriqué et faisait courir ses doigts sur les cordes. À force de tâtonner, il retrouva les notes du refrain que le saltimbanque avait joué lors de son ultime représentation. Cette mélodie était la dernière que les Oposs Kethend avaient entendue avant de sombrer dans le silence éternel.

Au cœur du donjonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant