9. Promesse de gobelin

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D'ordinaire, Samantha se trouvait parfaite. Pourtant, aujourd'hui, elle avait l'impression d'être un monstre.

À Forgeame, la guilde d'aventuriers, ses collègues se détournaient quand elle les rejoignait ou, au contraire, lui lançaient des regards à la dérobée en chuchotant dans son dos. Avait-elle un bouton au coin de la bouche ? Une tache de gras sur son chemisier ? La gobeline passa aux toilettes pour vérifier qu'aucun épi ne se désolidarisait de sa chevelure, que son soutien-gorge ne débordait pas de son décolleté ou que sa jupe n'était pas coincée dans ses collants. Pourtant, tout était en ordre, ajusté au millimètre près.

Samantha dut se rendre à l'évidence : elle n'était victime que de rumeurs. Des rumeurs qui la lacéraient, qui la tenaillaient. Des rumeurs de trop grande envergure et qui se répandaient bien trop rapidement pour qu'elle puisse lutter contre elles.

Samantha rejoignait son poste d'un pas précipité quand son talon aiguille la trahit. Elle vacilla, dansa sur elle-même pour éviter de tomber et retrouva son équilibre devant sa supérieure.

— Oups, lâcha Samantha.

— Vous êtes en retard, releva la cheffe d'équipe d'une voix de ténor.

— Excusez-moi, cela ne se reproduira plus.

— Bien entendu, puisque c'est votre dernière chance.

La gobeline tressaillit encore, mais cette fois la faiblesse vint de ses jambes.

— Je vous demande pardon ?

— Vous m'avez très bien entendu, gronda la cheffe. Je vous ai déjà administré un avertissement pour avoir attribué un niveau néophyte à un donjon et un second pour avoir déclenché un scandale en pleine heure de pointe.

— Mais je vous ai déjà expliqué que ce n'était pas ma faute ! se défendit Samantha. La quête néophyte ne nécessitait que de recueillir des informations, pas de pénétrer le donjon... Quant au scandale, c'est un pur malentendu ! Je vous jure sur la vie de mes parents que le destinataire de mes lettres n'est pas le gourou d'une secte draconique. C'est un preux chevalier kobold !

— Nous en avons déjà parlé, Samantha. L'amour vous rend aveugle. La lettre qu'il vous a adressée stipulait noir sur blanc, je cite : « je ne suis pas un héros », « je préfère chasser », « la viande est meilleure saignante »... Il avoue lui-même qu'il est un tueur ! Que vous faut-il pour ouvrir enfin les yeux ? Je persiste à penser qu'un licenciement vous mettrait les idées au clair.

Samantha baissa les yeux. Elle l'avait cherché. Elle avait espéré que la confrontation tourne en sa faveur, mais une fois de plus, elle devait prononcer l'aveu qui lui arrachait le cœur :

— Ce n'est pas la peine, madame. J'ai mis fin à cette correspondance, comme vous me l'avez demandé.

À toute correspondance, s'empêcha-t-elle de rectifier. Son cercle relationnel s'était effondré du même coup. La cheffe avait été la première à exclure Samantha de sa liste de fréquentations, et avait vite été imitée par les autres employées. Désormais, elle n'attendait qu'une erreur de la part de la gobeline pour se débarrasser d'elle.

Toutes ces dépréciations, toutes ces rumeurs, tout cela à cause de Conrad...

Il s'était invité chez elle à son retour de mission, en prétextant qu'elle lui avait fait des avances avant son départ. Mais Samantha n'était pas dupe, elle avait bien compris à ses gloussements et à son air moqueur qu'il n'était pas là pour succomber à ses charmes de gobeline. Il était venu pour se jouer de sa crédulité, pour l'humilier et se grandir en lui marchant dessus, à l'instar de la plupart des humains qu'elle avait connus. Elle avait essayé de le repousser, de refermer la porte sur lui, mais son pied s'était interposé. Il s'était imposé avec trop de force pour qu'elle parvienne à faire barrage. Alors, il avait souillé son tapis de sol de ses bottes boueuses et violé son intimité en pénétrant sa chambre. Ses yeux avaient traîné dans les affaires personnelles de Samantha et c'est ainsi qu'il avait découvert la lettre de son preux chevalier kobold. Le fumier ne s'était pas gêné pour la lui dérober. Il avait bien ri d'elle quand elle avait sautillé autour de lui, pleurant et hurlant à la fois, pour la récupérer. Il l'avait bien insulté, de mots sales et blessants, quand il l'avait comparé à une prostituée. Il avait laissé, derrière lui, une enfant brisée rêvant que son preux chevalier surgisse pour la sauver, pendant que Conrad criait sur tous les toits que la gobeline couchait avec le démon.

Au cœur du donjonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant