14. Secret arachnéen

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Le chapeau pointu avait abandonné le crâne de Conrad pendant ses convulsions. Il roula un moment dans les débris, comme s'il tentait de s'enfuir à travers la chambre souterraine. L'air trembla, puis il disparut dans une émanation de fumée.

Le ravageur poussa un râle pénétrant. Il semblait avoir complètement oublié ses projets d'anéantissement car, cette fois, il usait de ses bras puissants pour ramper vers la brume. Les dernières lianes rompirent et il s'enfonça dans le brouillard. Quand celui-ci se dissipa, le colosse s'était volatilisé. Ne demeurait que le chapeau pointu, camouflé entre les brindilles et la poussière, aussi insignifiant et inoffensif qu'un vieux chiffon.

Ælys et le maître du donjon l'avaient déjà oublié. Déboussolés, ils fixaient la jeune femme qui se tenait nue devant le cadavre livide et bouffi de Conrad.

— Lépiota, qu'est-ce que tu as fait ? gronda la petite voix de Lily. Regarde dans quel état tu as mis le monsieur, il s'est bavé dessus à cause de toi. Il est bon pour prendre un bain dans la mare aux carpes, maintenant. Et où est passée cette créature magnifique ? Elle a dû se blesser avec les lianes, je dois la soigner.

La fée poursuivit ses remontrances en arpentant son jardin dévasté. Pendant ce temps, le maître rassembla ses dernières facultés pour bégayer :

— Lé... Lépiota ? C'est bien toi ?

L'arachnéa acquiesça en baissant les yeux pour ne pas rougir davantage. Le maître ne l'avait jamais appelé par son nom, jusqu'à maintenant.

— Lépiota, tu es...

— Nue, l'interrompit Ælys avec fermeté. Tiens, couvre-toi.

Elle arracha la cape de Conrad et en drapa Lépiota, qui s'empourpra définitivement.

— M-merci.

— Mais tu parles ! s'exclama le maître.

— Oui, bien sûr, répliqua-t-elle en haussant les épaules.

Aussi ingénieux soit le kobold, il ne connaissait visiblement pas grand-chose des arachnéas. Mais comment lui en vouloir ? La moitié des gens s'arrêtaient à leur apparence octopode sans creuser plus loin. Et l'autre moitié ne faisait pas la distinction entre les araignées dotées d'une paire de bras humains et les araignées tout court.

Pourtant, toutes les arachnéas avaient la capacité de parler et de changer de forme. C'était leur seul moyen pour perpétuer l'espèce, car il n'y avait pas de mâles parmi elles.

— Lily, s'écria le maître alors que la fée réapparaissait bredouille, tu étais au courant ?

— Évidemment, Seigneur Kifel. C'est une arachnéa, répondit-elle sur le ton de l'évidence.

— Et tu ne me l'as pas dit ? s'offusqua-t-il.

— Je croyais que tu le savais, moi ! Autrement, tu me l'aurais demandé.

— Comment je pouvais te demander quelque chose que je ne soupçonnais pas, espèce de cervelle de champignon ?

— En t'intéressant un peu plus à elle, peut-être ?

Le maître avait ouvert la bouche pour répliquer, mais les mots lui manquèrent. Lépiota trouva très amusant que la petite fée, d'ordinaire si gentille, tienne tête au maître du donjon. Toute autre personne que Lily aurait récolté, à coup sûr, une balafre sur la joue.

— Très bien... ronchonna le maître.

Il emprunta une voix faussement aimable, qui suintait d'impatience :

— Lépiota, je suis fort curieux de connaître l'étendue de tes capacités.

Gênée d'être au centre de l'attention, l'arachnéa se tortilla et ramena sa cape autour de sa poitrine. Non pas que la nudité la dérangeait, mais tous ces visages admiratifs rivés sur elle... Elle n'avait pas l'habitude. Ses consœurs lui avaient toujours réservé des regards vides, car elle n'était qu'un fil dans une gigantesque toile. Mais Lépiota ne voulait pas passer sa vie fondue dans le décor. Elle espérait laisser d'autres traces de son passage qu'un souvenir nébuleux, à la manière du chapeau magique oublié aussi vite qu'un cauchemar. C'est ainsi qu'elle avait quitté le cocon familial, sans regret, à la recherche d'une place. Un lieu où elle se sentirait chez elle, un environnement dans lequel elle pourrait se surpasser, un groupe qui reconnaîtrait sa valeur et qui verrait ses efforts.

Au cœur du donjonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant