13. Toile d'ombre

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Le jour ne se levait pas, dans le donjon. Le réveil sonnait lorsque la pioche du maître diffusait des vibrations dans la pierre, tirant de sa léthargie la montagne et ses habitants.

Le jour ne se couchait pas non plus. Le calme tombait lorsque le maître lâchait sa pioche, appelant au sommeil les résidents des bassins, des fosses ou des toiles. Mais le maître ne dormait pas. Jamais ; ou presque. Il veillait tout en tissant ses pièges.

Tel un artiste, il ne s'arrêtait jamais de perfectionner ses œuvres. Il pouvait élaborer quarante tentatives avant d'être satisfait, chaque fois en passant des heures à ajuster un pieu, une pierre ou une corde au millimètre près. Dans ces moments-là, son corps se figeait à la manière d'une gargouille, parfaitement immobile à l'exception de ses griffes qui filaient les mécanismes avec la dextérité d'une araignée. Le silence ne se rompait que lorsqu'il grognait en niant de la tête. Comme si une silhouette dans l'ombre lui montrait les travers de ses confections, comme si des murmures inaudibles lui soufflaient des solutions. Des fantômes du passé ou une incarnation magique ? Difficile à dire, même avec un troisième œil.

Engourdi, le maître roula des épaules et déplissa ses ailes magnifiques. Elles traînaient par terre et accrochaient le plafond, aussi devait-il constamment contracter ses muscles pour adapter leurs tailles aux différents tunnels. N'importe quelle femelle se serait délectée du spectacle, excepté la petite Lily qui ne se souciait que de renforcer les écailles grises par des sortilèges.

Lily était la plus gentille créature de la terre et l'Outreterre réunies. Elle ne voyait pas la malédiction associée au chapeau d'amanite qui tombait devant ses yeux. Elle ne faisait pas le lien entre les animaux qu'elle touchait et les maladies qu'ils contractaient peu après. Elle ne se doutait pas que tout le travail qu'elle entreprenait pour soigner les créatures malades provenait de son propre poison. Ou alors, elle se murait dans le déni.

Ceux qui l'accusaient de sotte ne dénotaient pas d'un meilleur discernement, car la malédiction de Lily se portait difficilement seule. Il fallait la vivre pour la comprendre. Il fallait des semblables pour la supporter. En somme, tout ce qui lui avait fait défaut jusqu'à maintenant. Cela ne l'avait pas aidé à murir. Mais quoi que les autres murmurent dans son dos, elle était plus intelligente qu'elle ne le laissait paraître.

Par exemple, Lily savait pertinemment ce qui habitait le chêne de son jardin, et ce sans jamais l'avoir rencontré. Lorsqu'elle affirmait que le chêne tenait compagnie au maître, ce n'était pas parce qu'elle considérait les arbres comme de bonnes fréquentations. C'était parce qu'elle avait compris ce qui demeurait invisible aux aveugles, ceux-là mêmes qui voyaient une fée simplette, un simple chêne ou un simple cristal.

Lépiota l'avait senti, elle aussi. Peu importait son origine, le fait était là. L'aura de l'arbre, confondue à celle du maître, diffusait dans le donjon une enveloppe maternelle, confortable, protectrice. Le refuge idéal des sans-foyers. Une retraite appelant au repos.

Mais tout rêveur s'éveille un jour.

Les premiers signes apparurent lors d'un crépuscule de sang. Les babillages des oiseaux s'interrompirent face aux voix grasses et aux hennissements lointains. Les ténèbres apaisantes ne purent s'installer pleinement à cause d'une flamme qui brûla toute la nuit, aussi persistante que l'angoisse. Elle ne mourut qu'à l'aube, abandonnée au même titre que les montures, les écuelles sales et les cadavres de lapins à demi entamés.

Partout où les hommes piétinaient, ils détruisaient. Partout où ils passaient, ils tuaient. Partout où ils venaient, la fin suivait.

Le maître du donjon le savait. Fondu dans le décor, à l'ombre des alcôves, il attendait que les humains se jettent dans ses pièges comme des insectes vers une lanterne.

Au cœur du donjonOù les histoires vivent. Découvrez maintenant