De l'autre côté

25

-Je suppose que vous êtes la mère du jeune homme. Le docteur Cromwell dit en s'adressant à la mère de Kai.
-Je suis sa mère oui. Son père est juste derrière moi et elle c'est ma fille accompagnée de son époux.
-Bien! Alors ce que vous tenez là c'est le dossier de votre fils. Il a fait une assez longue arrêt cardiaque mais grâce à notre dévouement on a réussi a le réanimer. On lui a fait des examens et on a remarqué une légère commotion cérébrale qui a sans doute résultée de sa chute. Cela ne devrait pas être grave. Savez-vous s'il avait eu un quelconque accident dans les mois passés?
-Non. La mère dit.
-Oui. Renchérit Gina.
Suzy la regarda perplexe.
-Il a eu un accident de voiture. Continua Gina. Je ne me souviens pas de quand exactement mais oui il avait eu un accident.
-Je n'étais pas au courant, pourquoi tu ne me l'as pas dit? Tu étais au courant toi? Elle demanda à son mari.
-Je n'étais pas au courant. Mentit-il.
-Maman ce n'est pas le moment. Continuez docteur.
-Merci. Si votre fils a eu un accident dans les précédents mois eh bien il se peut que les lésions que l'on a remarqué étaient là depuis ce temps. Savez-vous s'il se plaignait de maux de têtes répétés?
-On ne vit pas avec lui. Expliqua Gina. La seule personne qui aurait pu vous répondre est sa petite-amie mais malheureusement...
-Je vois. Ce que l'on peut faire maintenant c'est attendre qu'il se réveille et...
-Il est dans le coma? Suzy demanda.
-Cela est tout à fait normal ne vous inquiétez pas. Il a fait une crise post-traumatique, il a chuté et s'est violemment heurté la tête ce qui va sans aucun doute raviver ses lésions non guéries depuis l'accident et il a fait un arrêt cardiaque. On l'a plongé dans un coma artificiel juste pour que son cerveau se repose ainsi que son corps. Cela ne prendra pas plus qu'une semaine.
-Docteur, bien que nous ne sommes pas de la famille de la jeune fille décédée. Dit Gina. Mais elle était la petite-amie de mon frère et nous l'aimions aussi beaucoup. Puissions nous connaître la cause de sa mort?
-Alors elle avait fait elle aussi un arrêt cardiaque mais nous n'avions pu la réanimer malheureusement car elle avait énormément de cyanure dans le corps. C'est un poison extrêmement fort et cela a empêché la réanimation.
-Je n'arrive pas à y croire. Suzy dit. Et docteur, ces lésions dont vous aviez parlé, ils n'auront pas de répercussions?
-Cela affectera peut-être sa mémoire pendant quelques jours. Généralement le cerveau parvient à se guérir seul et ces troubles ne se montrent plus après quelques temps. Mais seulement dans 5 % des cas, l'amnésie persiste plusieurs mois, voire toute la vie. C'est assez rare mais cela peut arriver.
-Il ne se souviendra donc plus de nous? Le père de Kai demanda.
-Cela ne va pas nécessairement arriver mais cela est bien  une possibilité. Si pendant son précédent accident il avait pris un choc à la tête, ce qui a créé des lésions au cerveau qui n'avaient pas été guéries, et que la chute qu'il a fait aujourd'hui les a envenimées, cela est possible qu'il ait des trous de mémoire à son réveil. Mais pour la totale amnésie, je dis que cela arrive seulement dans 5% des cas. Votre fils ne serait pas le plus malchanceux pour que cela lui arrive.
-Vous avez raison docteur. L'appuya Gina. Mais on va quand même se préparer au...
-Gina!
-Quoi maman! Le docteur vient de dire que cela est une possibilité. Bien qu'infime c'est vrai mais cela en reste quand même une. Merci énormément docteur. Elle dit en s'adressant au médecin tout en se levant. 
-Je vous en prie je ne fais que mon travail.
Passez mes condoléances aux parents de la jeune fille je vous prie.
Ils acquiescèrent tous, puis sortirent du bureau.

Caroline ne pouvait plus se tenir sur ses jambes lorsqu'ils glissèrent devant elle, le cadavre de sa fille. Bien qu'on lui avait déconseillé de se rendre à la morgue, les mots de ces gens lui avaient peu importées. Elle voulait voir de ses propres yeux, comme si les gens s'étaient trompés sur l'identité de celle qu'ils disaient être morte.
Elle avait pris l'avion sur le champ quand Becky l'avait appelée pour lui annoncer la terrible nouvelle. Sa fille? S'était elle dit. Morte? Non, il devait y avoir certainement un malentendu. Et toute dans l'avion, bien qu'elle pleurait, elle espérait profondément que s'en soit un.
Mais ce n'était malheureusement pas une erreur. Elle était bien là sa fille, allongée dans le froid, le visage pâle. Elle était bien morte.
Mary et Kyle étaient restés dans la voiture en bas. Kyle devait rester avec elle, car elle refusait monter à la morgue voir le cadavre je cite, d'une personne qui n'était pas morte. Kyle avait compris que c'était l'émotion qui s'exprimait et était resté pour lui apporter son soutien, pendant que Greg et Cisco accompagnaient Caroline.
Cette dernière demanda immédiatement à refermer le coffre. C'en était assez, elle avait suffisamment vu, elle n'en pouvait plus. Voir sa seule fille et unique enfant dans les coffrets d'une morgue n'est pas la plus douce et merveilleuse des choses. Caroline sombrait. Elle était désemparée.
Elle l'avait fait, Layla y était arrivée, elle avait réussi à se suicider. Caroline ressassait toutes les fois auparavant où elle était obligée de l'hospitaliser à chaque fois qu'elle se coupait, se mutilait. Elle se sentait coupable de la mort de sa fille. Peut-être qu'elle aurait dû prendre son état plus au sérieux. Elle se disait. Peut-être qu'elle aurait dû parler à sa fille et essayer d'arranger les choses au lieu de l'envoyer à chaque fois chez des psychologues qui n'aidaient même pas pour autant. Mais tout ça c'était se torturer l'esprit, Layla était déjà morte.
-Elle avait juste treize ans quand elle a commencé à se mutiler les bras. Caroline dit pour commencer à raconter aux gens présents dans la pièce, l'histoire de sa fille( l'eut elle vraiment connue?).
Je me souviens que j'avais énormément pleuré ce jour-là. J'étais rentrée du travail plus tôt que prévu et sachant qu'elle était déjà rentrée d'école, je frappai à sa chambre. Je constatai qu'elle prenait beaucoup de temps pour ouvrir la porte alors je l'ai poussée. Lorsque j'entrai elle cacha ses mains derrière son dos. Je les lui ai prises de force et mon dieu, je vis de dizaines de grosses coupures dans chacunes de ses avant-bras. Je l'ai amenée à l'hôpital et je lui ai fait promettre qu'elle ne recommencerait plus. Elle recommença à quinze ans et plusieurs fois j'ai du la conduire à l'hôpital. Un des médecins m'a alors conseillé que je l'envoie voir un psy. Je me rappelle que quand je lui ai annoncée que j'allais l'emmener voir un professionnel, qu'elle avait pleuré et m'avait dit:« maman je ne suis pas folle. Je me coupe parce que c'est la seule manière pour moi de me sentir bien. Je suis une personne vide. J'aimerais tant mourir maman, je suis un trop énorme poids pour toi.»
Caroline releva enfin les yeux vers son audience, les larmes lui brouillant la vue. Cependant, elle continua :
-Je lui ai dit qu'est-ce que tu racontes ma fille? Ne répète plus jamais ça. Toi? Un poids pour moi? Tu es la plus merveilleuse chose qui me soit arrivée dans la vie. Je lui ai dit que je l'aimais. Et le lendemain, je l'ai conduite chez le psychologue. Tout se passait plus ou moins bien pendant les deux à trois années qui suivirent jusqu'à ce qu'elle se coupa volontairement les veines. C'était il y a un an, à sa première année d'université. Elle avait voulu mourir et elle s'était coupée les veines.
Une vague d'émotion la parcourût quand elle eut fini de dire cela. De larmes incontrôlables coulaient le long de ses joues. L'audience était elle-même aussi accablée. Se reprenant petit à petit, Caroline continua:
-Ses amis( elle parle là de Greg, Becky et Mary) étaient tous venus ici en Californie pour l'université mais, elle avait décidé de rester une année de plus avec moi. Je l'avais découverte dans la salle de bain ce jour-là, une lignée de sang coulait à chacune de ses poignets. J'ai appelé les secours et j'ai empêché qu'elle ne perde plus de sang. Le nouveau médecin qui s'occupait d'elle à l'hôpital m'a mise en contact avec un ami à lui qui est psychologue et lorsqu'elle s'était remise, je l'ai forcée à aller le voir. À ce moment-là elle était vraiment mal en point. Elle ne mangeait plus, elle cassa son téléphone et sortait peu de la maison. C'était comme si elle s'en voulait de ne pas être morte. J'ai fait ce que j'ai pu et après cinq mois à tourner en rond, j'avais eu enfin droit à un sourire. Ma pauvre fille!
-C'est certainement cette période qu'on n'avait plus de nouvelles d'elle. Vous vous en souvenez? Greg demanda à Becky et Mary.
Mary hocha simplement la tête comme seule réponse.
-Je m'en rappelle. Becky dit. Elle nous avait dit qu'elle avait été débordée par les cours.
-Elle ne voulait pas que vous vous inquiétiez. Caroline leur dit. Ne vous sentez pas coupable, elle vous aimait énormément. Elle aimait aussi beaucoup votre fils. Ajouta t-elle en s'adressant à Suzy.
-Il l'adorait lui aussi. Suzy répondit. Ils s'aimaient fortement. Je pense que Kai sera dévasté à son réveil.
-Nous serons tous là pour le soutenir, moi la première. Caroline articula. On a tous les deux perdu quelqu'un de très cher.
Ils compatirent ensemble. Elle avait grandement raison, ils avaient tous deux perdu quelqu'un de très cher; Caroline avait perdu sa fille unique et Kai avait lui, perdu son unique amour.

Trois jours passèrent après cette réunion, et ce fut l'enterrement de Layla. L'ambiance était grave et écrasante, tout le monde versait des larmes.
Mary était inconsolable, Cisco anéanti. Becky et Greg  étaient eux, vide, la tristesse ancrée visiblement sur leurs faces.
Warner Crawford accompagna Caroline devant le cercueil. Elle voulait voir le visage de sa fille une dernière fois avant que l'on ne l'ensevelisse. Elle le vit, neutre, blanchie par le froid, ses pleurs redoublèrent.
On l'enterra, c'était fini, il n'y avait plus rien à faire, le chagrin seulement restait, les souvenirs, elle était six pieds sous terre...

Une semaine environ après l'enterrement, Kai se réveilla. Le médecin l'examina puis fit appeler ses proches pour venir lui rendre visite. Cependant il les avertit: il ne se souvient de rien, même pas de son prénom. Il fallait y aller doucement avec lui, le soutenir jusqu'à ce que tout ne rentre dans l'ordre.
Le docteur Cromwell les conseilla également de ne pas lui parler de choses qui pourraient s'avérer perturbantes pour son cerveau. Il ne se souvenait absolument de rien. Les membres de sa famille, il n'arrivait pas à les identifier, ni même ses amis. Il n'avait mentionné aucune Layla et on s'en abstenait de le faire également.
On ne laissa aucune trace des affaires de Layla dans l'appartement, on l'avait rayée complètement de sa vie.
Pour un bien ou un mal, un bien certainement, il fut lavé de ses souvenirs et privé de sa vie antérieure. «Pour un bien certainement.» Avait dit le docteur Cromwell. «Ses souvenirs l'auraient sans doute brisé et traumatisé davantage.»
C'était un cadeau de la nature. Elle lui avait donné une seconde chance, la permission et l'autorisation de guérir.
Quelle ironie! Lui qui auparavant mourait d'amour pour elle, et qui aurait pu lui-même mourir pour elle si la situation se présentait, voilà que son existence toute entière n'appartenait à présent plus  à sa réalité. Lui qui ne vivait que par et pour elle, voilà qu'elle ne valait plus rien, il ignorait tout d'elle.
Il l'avait tant aimée que cela l'a amené à sa propre destruction.
Elle n'existait plus. Elle était plongée dans son propre néant.
Elle avait suivi le train de l'infini. L'éternité l'avait engloutie.
Elle était à présent, de l'autre côté...