21 : En finir

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La maison était calme lorsqu'Enedia rentra chez elle. Rakim jouait silencieusement tandis que ses sœurs étudiaient leurs leçons. Imeka n'était pas présente.

- Où est Ime ? demanda-t-elle.

- On ne sait pas où elle est, répondit Raïssa face à son inquiétude. Elle nous a dit qu'elle partait à la boutique.

- Mais je ne l'ai pas vu chez le boutiquier.

- Et toi, tu étais où ? interrogea Larissa, éprise d'une curiosité qui n'avait pas lieu d'être.

Enedia l'ignora royalement et partit se doucher. Sa sœur finirait à coup sûr par rentrer à la maison.

Dans les semaines qui avaient suivi le drame, Enedia n'aimait pas savoir sa sœur toute seule et s'inquiétait énormément. Parfois, la panique la gagnait, lorsqu'elle apprenait qu'Imeka était allée faire une course sans être accompagnée. Maintenant, Imeka semblait aller de mieux en mieux. Le bonheur faisait petit à petit surface dans sa vie, grâce au centre AH et au soutien que sa famille lui apportait. Cependant, quand une heure plus tard, Imeka n'était toujours pas rentrée, Enedia se mit à sa recherche.

Elle ne vit pas sa sœur dans les environs de la maison, puis marcha même jusqu'à la route principale. Enedia demanda des informations aux gens qu'elle rencontrait dans la rue ; mais personne ne semblait l'avoir aperçue. Alors elle se frappa le front devant le gros oubli qu'elle venait de faire ; comment avait-elle oublié la place du manguier ? C'était le petit coin d'Imeka. Elle s'y rendit en espérant l'y croiser.

L'endroit assombri repoussait par son allure inhospitalière. Les branches de l'arbre ressemblaient aux bras d'un monstre qui, tenu dans le secret, attendait sa prochaine victime. Le sifflement du vent frais avait une sonorité morbide. Tout ceci ressemblait à la mise en scène d'un vilain long métrage d'horreur.

Absorbée par son regard porté sur le petit espace privé, Enedia ne remarqua pas la forme sous ses pieds. Ce fut lorsqu'elle avança d'un pas et la cogna que cela l'interpella. Elle baissa ses yeux et découvrit un corps de femme, enroulé sur lui-même. Elle cria lorsqu'elle reconnut la personne, et quand elle remarqua qu'Imeka ne réagissait pas à ses tapes. Juste à côté, elle identifia un verre et une plaquette de médicaments.

Enedia hurla le nom de ses deux jeunes sœurs, pour qu'elles l'aident à porter Imeka. Ces dernières, effrayées, avaient de la peine à s'approcher.

- Ené... Elle est morte ? interrogea Raïssa avec détresse.

- Non, son cœur bat toujours mais elle ne se réveille pas... Larissa, va prendre le téléphone, appelle Tinanoh, Bintou, frappe chez les voisins !

Paniquée, elle courut vers la maison, et Enedia traîna tant bien que mal sa grande sœur inconsciente avec l'aide de sa benjamine qui, le verre et la plaquette dans une main, lança à sa sœur : « C'est la plaquette de somnifères, et papa ne prenait jamais ça. Mais regarde ! La moitié des comprimés a disparu. »
Enedia déglutit sans rien laisser paraître du frisson que ce constat lui inspira.

Quand elles furent à la maison, Enedia toqua à la porte des voisins, leur expliqua sa détresse. Ceux d'en face, qui venaient parfois leur demander du sel ou discuter avec ses parents, lui claquèrent la porte au nez ; ils disaient qu'ils craignaient la malédiction sur sa famille, qu'ils n'étaient même pas prêts à la toucher pour éviter que l'esprit du mal qui vivait de leur énergie ne profite de ce contact. Enedia n'empêcha pas les larmes de colère de lui dévaler les joues. Ce fut pile à cet instant que l'un de leurs voisins, un jeune d'une vingtaine d'années, presque jamais présent, poussa le portail d'entrée en chantonnant un hymne à l'amour. Il fut surpris lorsque Enedia lui tomba là-dessus, lui implorant de l'aide.
Il rentra et se pencha sur le corps d'Imeka, mit ses doigts devant ses narines afin d'évaluer sa respiration.
Tinanoh, qui avait décroché, lui donna les instructions ; rendez-vous à l'hôpital général de Yatu. Les esprits s'agitaient. Qu'avait fait Imeka ? Était-ce une tentative de suicide ?


~*~


Enedia retrouva Tinanoh qui, prise de son élan habituel d'aînée, rencontra des médecins, discuta pour qu'on l'envoie aux urgences.

- Avez-vous de quoi payer ? demanda la réceptionniste.

- Quoi ? s'étrangla-t-elle. Elle va peut-être mourir ! Aidez là, soyez raisonnable !

- Bien sûr, elle va être prise en charge. Mais il vous faudra avancer des fonds avant que tout le reste ne soit fait !

Bintou débarqua, apeurée et prit les nouvelles d'Imeka. Son aînée passait un appel un peu plus loin. Enedia savait de quoi elle parlait ; d'un moyen de trouver l'argent nécessaire. Si ça se trouvait, elle était entrain de demander d'une avance de fonds à sa patronne.

Des heures plus tard, Imeka avait repris conscience et ses trois sœurs l'observaient dans sa chambre d'hôpital. Deux autres patients endormis partageaient la pièce avec elle. Tinanoh se rapprocha de son lit et se fit violence pour contenir sa frustration. Si elle se laissait faire, elle crierait et réveillerait les malades à leurs côtés.

– Pourquoi as-tu fait ça, Imeka, pourquoi ? Tu vois mes yeux ? Est-ce que tu vois plutôt nos yeux ? nous avons pleuré et prié toute la nuit en espérant que tu t'en sortes. Tu penses que c'est facile de vivre en songeant à ce que tu as vécu et à la mort de papa ? Tu crois qu'on pourrait supporter ta mort aussi ? Tu veux que toute la famille parte droit dans une tombe !

Tinanoh avait prononcé ces paroles avec une voix brisée et des yeux embués de larmes. Enedia voyait sa grande sœur perdre les moyens pour la première fois. Même lorsque leur père était mort, elle s'était montrée solide comme un roc. Elle avait pleuré, mais était celle qui calmait les autres. Là, c'était une Tinanoh désorientée qui laissait sa souffrance s'exprimer.

– Calme-toi, Tina, fit Bintou en lui caressant le bras. C'est fini. Elle va mieux.

Tinanoh prit la main d'Imeka et se mit à pleurer silencieusement. Cette dernière laissait aussi couler ses larmes, les yeux clos, consciente de la douleur de ses sœurs.

– Tina, fit doucement la malade, je suis folle. Je perds la tête. Malgré mes efforts, je revois ce qu'il s'est passé, mon agresseur se balade dans le pays, l'image de papa m'empêche de dormir, Tina ! Je te le dis ouvertement, je veux mourir. Je n'en peux plus de vivre ça. Je croyais que ça allait, je pensais que j'irais mieux, mais ça ne va pas. Je ne peux plus supporter tout ça.

Les phrases dures d'Imeka les traversaient. Sa douleur grandissait de jour en jour, et tandis qu'ils faisaient tous leur deuil séparément. Ils oubliaient celle qui souffrait le plus de cette nuit obscure.

La porte s'ouvrit et Claire entra dans la chambre. Elle était venue à l'hôpital dès qu'on l'avait informée. Après la discussion entre Tinanoh et Imeka, plus personne n'avait parlé. Elles étaient toutes restées silencieuses.


Ceux qui font plus de bruits que les vaguesOù les histoires vivent. Découvrez maintenant