Octobre s'acheva difficilement et la peine de novembre n'était qu'une succession de souffrances intérieures. Peu de temps après les funérailles, Hélène accrocha dans le salon une imposante photo du père bienveillant. Comme dans la majorité des portraits de défunts, un graphiste retoucha l'image afin que le patriarche ait un costume cravaté à la place de ses vêtements habituels, et un arrière-plan bleu ciel ponctué de nuages, couleur du paradis.
La douleur, la tristesse, l'amertume et ce manque, cru dans le cœur, se ressentaient toujours dans la maisonnée où l'on riait avec peine. À chaque fois, un œil se levait vers le visage rassurant qui veillait. Hélène omettait toujours la situation et servait son mari, le croyant à ses heures de promenade nocturne ; lorsqu'elle prenait la soupière qui lui était attribuée et y versait la sauce, le souvenir de la perte lui revenait violemment et sous les yeux peinés de ses enfants, la chef de famille reniflait, s'obligeait à reprendre contenance et prenait son fils sur ses pieds. Le benjamin lui procurait un effet d'apaisement, peut-être par sa ressemblance forte d'avec son paternel, ou son calme apparent.
Rakim savait désormais ce qu'il était advenu de son papa. Cependant il restait étonnement tranquille et nettoyait les larmes de sa mère ; l'enfance avait du bon dans ce genre de situation.
L'inspecteur de police passa à la maison le premier mardi de novembre. Ce jour, chargé de cumulonimbus prêts à se libérer dans les heures qui suivraient et alors que les tonnerres colériques grondaient au-dessus du bidonville de Washington, il donna des détails de l'enquête ouverte. Toutes ses sœurs étaient allées vaquer à leurs occupations, sauf Enedia, qui resta cachée vers leur maisonnée. Seules sa maman, la première-née et Imeka devaient rencontrer monsieur Sinclair. Enedia, assise devant l'entrée de la cour, guettait la voiture de l'homme en question, une petite Seat bleue. Il la croisa devant la cour et la salua avant de se diriger vers son rendez-vous.
Monsieur Sinclair, cet inspecteur de police maigre comme une aiguille, à la moustache fine et aux cheveux parsemés de grains poivre et sel était un habitué de la famille. Il avait une allure didactique, du genre bibliothèque ambulante pleine de savoir qui, allant de pair avec sa vieillesse croissante, lui conférait l'apparence d'un sage. Ses yeux rieurs retranscrivaient la gentillesse et l'affectuosité d'un bon papi.
Enedia s'assit juste devant les murs en bois en faisant semblant de se couper les ongles pour que quiconque ne se doute pas de ce qu'elle faisait. Si sa mère la surprenait en sortant simplement la tête hors de l'encadrement, elle dirait que son ventre l'obligeait à aller à la selle et qu'elle ne pouvait pas aller travailler pour le moment. Personne ne voudrait l'informer parce que « ce sont des affaires de grands » et cette rétention d'information l'incommodait.
Enedia ignora d'abord ce qu'il se passait dans le gourbi familial et patienta durant quelques minutes. Kati, la chatte du voisin d'en face, encore engrossée, se balada paresseusement entre ses pieds et lui miaula au visage, comme pour lui rappeler qu'elle ne devait pas être là. Intérieurement, l'adolescente se dit que cette petite et grosse créature devrait plutôt songer à l'avenir de ses futurs petits, qui risquaient d'être volés ou mangés au lieu de fourrager son museau dans ses affaires familiales.
« Nous avons passé cette enquête à la Brigade Haboramienne de Recherche et d'Enquêtes Criminelles. Il y a eu beaucoup de drames dans ce quartier ces derniers temps et le criminel est maintenant porté disparu... Imeka, ma fille, as-tu des informations à nous donner ?
Un silence pesant s'installa un moment avant que monsieur Sinclair ne réitère :
- Est-ce que tu peux nous donner des informations pour l'enquête ?
- C'est encore difficile pour elle d'appréhender cette situation, monsieur, comprenez-là si...
- J'ai cru comprendre... dans leurs propos... que mon père leur a fait du mal. Mais je ne sais pas de quoi il s'agissait. Il a aussi parlé d'une dame, Gialla, qui semblait être sa mère... fit Imeka, la voix légèrement tremblotante.
Enedia, à l'extérieur, arrêta de triturer ses ongles et se redressa. Il y eut un blanc. La concernée demeura longtemps silencieuse et ce même après le départ de l'inspecteur. D'un ton paternel, il leur confia aussi l'importance d'un témoignage d'Imeka, autant pour mieux reconstituer la scène que pour sa propre tranquillité et reconstruction psychologique. Des jours plus tard, certains membres de la famille furent convoqués à la Brigade pour des interrogatoires. Enedia aussi y était allée.
Imeka était morte le même soir que son père. La jolie jeune femme souriante et percutante s'était transformée en une vague personne aux yeux hagards, silencieuse et invisible. Heureusement, sa santé s'améliorait ; leur mère lui faisait boire des médicaments d'indigénat à base de plantes chaque jour, la massait à l'eau chaude, lui concoctait de bons plats afin qu'elle se sente rassurée. Elle qui adorait regarder des télénovelas à l'eau de rose ou aux effluves de mafia mexicaine, flâner sur Facebook ou Instagram, les médias ne l'attiraient plus. Ni les tutoriels make-up, les soirées dansantes à la maison, les commérages avec Bintou et Tinanoh, les palabres au marché, les défilés de mode sous la caméra du téléphone de Tinanoh, les rires et autres gaietés, les plans d'infiltrations dans les baptêmes et cérémonies de mariage, les mots sanglants lancés aux garçons en manque qui la draguaient... Toutes ces choses semblaient ne plus exister pour elle.
Toute la petite famille unissait les forces pour la sortir de ce traumatisme.
**
- Imeka... tu sais... tu as besoin d'aide. Je ne sais pas si on réussit nous-mêmes à te procurer le bien qu'il te faut ; nous sommes tous en deuil et nous souffrons. J'ai vraiment envie de t'aider à te libérer...
Ce qu'avait vécu Imeka était d'une horreur absolue. Se faire ainsi agresser et assister au meurtre de son père étaient un ensemble de choses difficiles à supporter, des souvenirs à supprimer de sa mémoire. Elle avait vu une scène sanglante et qui marquerait à jamais son esprit. Enedia en était certaine ; cela la traumatisait. On n'avait qu'à la voir souvent assise à parler seule et à fondre en larmes, ou à fuir la présence des hommes en étant seule, où encore sa tendance à repousser les couteaux loin d'elle. Plus d'une fois, elle s'était réveillée en sueur au beau milieu de la nuit ou avait hurlé dans ses rêves – ou du moins ses cauchemars. Quelque chose avait été ébranlé en elle, quelque chose avait été brisé, et sa reconstruction ne serait pas facile.
- Je connais un centre non loin d'ici, Amour et Humanité. Ils aident les gens blessés psychologiquement.
Imeka ne répondait toujours pas et gardait le regard rivé dans le lointain, d'où des nuages lourds de pluie venaient rapidement.
Enedia se sentait tellement impuissante et embrouillée qu'elle ne savait plus quoi dire. Elle peinait simplement à comprendre l'entièreté des sentiments de sa sœur mais disposait de suffisamment d'empathie pour se mettre à sa place.
- On va retrouver ce type, et on va lui faire regretter ce qu'il a fait, crois-moi, ajouta-t-elle à nouveau.
- Il était venu se venger de papa, répondit Imeka, le regard désormais vide.
- Quoi ?
- Il a dit qu'il me rendait juste une partie de ses souffrances, car ce que papa leur avait fait vivre était bien pire.
- Je ne peux pas y croire, répondit Enedia, c'est une grosse erreur ; papa ne pourrait pas faire du mal à une mouche...
Imeka se leva simplement de sa chaise, un vieux siège en plastique bleu acheté par Samory à la naissance des jumelles pour lui permettre de s'asseoir auprès d'elle chaque jour, chaque soir. L'on se souvenait encore de sa joie immense ; il était extrêmement heureux et offrit un merveilleux cadeau à sa femme ; une semaine plus tard, Bintou l'aidait à accrocher une photographie de famille avec tous les bébés dessus dans le salon, sur un clou fixé pour l'occasion. L'image encadrée trônait fièrement du côté gauche de la maisonnée, au-dessus du coin de rangement de vaisselle, de nourriture et de cahiers. Mais depuis sa mort, le cliché fut remplacé par la sienne et juste en face, Imeka s'asseyait presque tout le temps, ne se déplaçant que pour de rares occasions.
Elle rentra dans la maison, laissant Enedia à ses réflexions profondes.
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Ceux qui font plus de bruits que les vagues
Narrativa generaleDans un quartier marqué par la pauvreté, Enedia lutte pour surmonter les défis qui entravent son chemin. Issue d'une famille démunie, elle voit sa vie basculer lorsque sa sœur Imeka est kidnappée par un mystérieux homme aux intentions sombres. Alors...