Quand j’eus finalement ouvert les yeux, tout était redevenu calme et serein. Les fracas et les hurlements s’étaient mués en un doux silence, ponctué régulièrement par les faibles clapotis de l’eau. La vision de l’ouragan dévastateur qui avait causé la perte de l’Écarlate avait été remplacée par celle, paisible, d’un immense ciel bleu. Une mer, un océan de bleu, pas même parsemé par l’écume du moindre nuage. Le ciel, la veille sombre, menaçant, grondant et rugissant de foudres tonitruantes ; et maintenant ce vide plein de bleu. Cette violence inouïe qui avait emporté le bateau et ses passagers loin au-dessous de la surface avait disparu aussi soudainement qu’elle était apparue. Tout était placide à présent. Et bleu. Immensément bleu. Je me balançais sur la mer, tantôt à bâbord, tantôt à tribord sous l’action des vaguelettes jouant délicatement avec le canot.
Que s’était-il passé ensuite ? Des images me reviennent en tête, mais cela reste encore flou. La chronologie des événements restait elle aussi confuse si bien que je peinais à m’en souvenir. Alors que tout n’était qu’agitation et panique, je me rappelle être parvenu à prendre un canot de sauvetage et avoir ramé un long moment. D’affreuses minutes qui ne faisaient que s’étirer, se distordre et s’allonger à l’infini. Mais à force de ramer, je parvins à m’éloigner assez de l’Écarlate avant que lui et ses passagers condamnés ne sombrent définitivement. Tout ce qui se trouvait à son bord alla rejoindre la faune sous-marine. D’autres tels que moi avaient réussi à prendre une barque à temps — certains au prix de la vie des autres — et à se mettre à l’eau. Hélas, pour ceux qui ne s’étaient pas assez éloignés, le tourbillon du navire, lorsque celui-ci disparut dans les profondeurs abyssales, les entraîna avec lui. Pour ne jamais remonter. J’étais demeuré seul survivant du naufrage.
Je parvins non sans difficultés à me relever en poussant sur mes bras endoloris. Un léger vertige m’assaillit quand je fus redressé, mais disparu aussi vite qu’il était apparu. Depuis combien de temps suis-je ici ? Depuis quand erre-je à la dérive ? Après avoir longtemps ramé pour m’extirper de cet enfer, fuir le bateau et ses passagers désespérés, je m’étais laissé naviguer ou le courant me menait, partir à la dérive. Cela m’avait paru être une éternité. La tempête se calmait, mais les vagues s’agitaient encore et encore, manquant plus d’une fois de me faire passer par-dessus bord. A maintes reprises, j'ai cru mon destin scellé. Malgré la fatigue, je n’avais cessé. Le vent me hurlait dans l’oreille des menaces incompréhensibles et j’étais frigorifié jusqu’à l’os. L’effort était intense, la peur tout autant, sinon plus, et tout deux ne disparurent qu’une fois que je fus évanoui. Ma dernière pensée était adressée au ciel : que tout cela cesse au plus vite, sans douleur. Puis tout entier le noir me happa. Je tombai dans la plus sombre des nuits, en pleine mer.
Et me voilà maintenant condamné à parcourir son infinie étendue. La première chose que je vis en me redressant fut bien entendu la mer. Bleue. Comme le ciel, si bien que les deux semblaient parfois se mélanger, se confondre, comme sur une palette de peinture unicolore. Ce vide à perte de vue, cette absence matérielle de toute chose m’intriguait fortement. Non pas que je m’attendais à apercevoir quoi que ce soit, mais que ce soit si... calme, si silencieux... ça m’était aussi dérangeant que ces dizaines de cris qui hantaient encore mon esprit. Ces voix terrifiées qui appartenaient aux passagers qui sont morts.
La main en visière, les yeux plissés pour me protéger contre le soleil, je parcours la ligne d’horizon du regard. J’étais au milieu d’un grand rien : seulement cette eau de tous côtés. Ça aurait tout à fait pu être une peinture monochrome, le célèbre IKB 3 de Yves Klein. Celui que j’avais sous les yeux était d’une profondeur terrifiante. Mais alors que je contemplais cette fresque infinie en me posant mille et une question, le son d’une voix cristalline me pétrifia. Ça venait de juste derrière moi.
« Ah... enfin te voilà réveillé. Je commençais à perdre espoir. »
Tout d’abord, je crus à une hallucination auditive, ou à n’importe quoi d’autre. Mais pourtant, la voix était bien réelle. Trop claire, trop nette. C’était celle d’une petite fille, douce et aiguë. Là, une fillette avec deux grands yeux aussi bleus que la mer m’observait en silence. Elle était assise à l’extrémité du canot, un genou replié contre elle et l’autre trempant dans l’eau. La surprise fut grande et plus rien ne voulait sortir de ma bouche entrouverte. Je ne pouvais qu’observer cette apparition — car c’en était une, quoi d’autre sinon ? Cette petite paraissait si fragile, rien de plus qu’une brindille que la moindre bourrasque aurait sûrement fait s’envoler. Ses cheveux étaient si clairs qu’ils en paraissaient — étaient ? — blancs, d’une pâleur extrême. Oui. Comme l’écume des vagues. Sa peau état aussi anormalement pâle, froide, presque fantomatique. Cette minuscule silhouette assise était une apparition, un mirage, n’est-ce pas ?
L’enfant portait un ensemble terne qui contrastait nettement avec sa pâleur excessive. Un short en jean noir et un gilet de la même couleur, bien trop grand pour elle. Et plus je la regardai, plus elle m’intriguait. Ces yeux... Ils étaient si clairs et si limpides... Ils n’avaient pas cette lueur naïve comme ceux d’un autre gosse de cet âge-là. Ils ne brillaient pas, ne pétillaient pas. Au contraire, il semblait en émaner une profonde tristesse. Une maturité bien trop grande pour un gamin de cet âge. Elle me fit penser à ces enfants de l’avant-dernier siècle, ceux qui allaient travailler tôt dans les mines et y tuaient leur jeunesse et leur santé. Leurs regards fatigués restaient ceux d’enfants, mais il n’en émanaient plus cet éclat. Et dans ses deux gigantesques yeux bleus, je voyais cette même lassitude, ce pareil ennui.
Dans mon crâne, les idées se bousculent et s’entrechoquent. Parmi elles, de nombreuses questions dont une me préoccupait particulièrement, à savoir : comment diable cette bambine avait-elle pu arriver jusque-là ? D’aussi loin que je puisse m’en souvenir, j’étais encore seul la veille sur cette barque !
« Salut petite. Hum... C’est comment qu’tu t’appelles ? »
Ses yeux — ses si grands yeux — cessèrent enfin de me parcourir à mon plus grand soulagement et se portèrent au loin, sur l’horizon. La fillette détourna la tête, comme pour ignorer ma question. Elle laissa planer un étrange silence un moment, puis haussa ses maigres épaules.
« J’ai plusieurs noms. » répondit elle finalement. Elle continuait de balancer ses petits pieds au-dessus de l’eau, effleurant sa surface de ses orteils. De petites vaguelettes venaient effleurer sa peau.
« Mais appelle-moi Nora. C’est tout. »
– D’accord Nora, répliquais-je en m’approchant légèrement. Moi c’est...
– Romain, oui, je sais. J’ai vu ton nom sur ton passeport. »
Je tâtonnais les poches arrières de mon jean, où je rangeais habituellement mon portefeuille, mais mes mains ne rencontrèrent que du vide. Constatant son absence, je m’apprêtais à rétorquer mais avant même que je n’eusse le temps d’ouvrir la bouche, Nora répondit aussitôt, comme si elle avait lu dans mes pensées :
« Je l’ai jeté à l’eau, dit-elle le plus calmement possible, comme s’il s’agissait d’une chose évidente. Tu n’en as plus besoin, tu es en terrain libre. Ici, les poissons se fichent de qui tu peux bien être. »
Elle avait lâché ses dernières paroles avec un ton si détaché que je ne pus répliquer quoi que ce soit sur le moment. Je demeurais béat quelques secondes, bredouillant des mots incompréhensible. En temps normal, j’aurais été révulsé par de telles paroles — j’avais tendance à me mettre sur les nerfs avec une facilité déconcertante — mais il n’en fut rien. Si seulement tout avait été normal...
« Nora, comment seulement as-tu pu... C’est mal, tu m’entends ? »
Cette fois-ci, elle m’ignora tout bonnement. Elle préféra détourner sa tête et reporter son regard au loin, sur le large. Ses pieds trempaient dans l’eau.
J’étais coincé en pleine mer, sur un canot de sauvetage avec une étrange petite fille.
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Pleine mer
Short StoryQuand Romain se réveilla sur cette barque en plein milieu de l'océan, après la tempête, après le naufrage, il se retrouva nez à nez avec *elle* : Nora, une fillette de douze ans, qui semble être apparut de nul part. Qui est-elle vraiment ? Que fait...