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Au loin, un bateau passait. Dans ma cage thoracique, mon cœur fit un bond. Néanmoins, ce fut tout. E, d'autres circonstances, je me serais écrié de vive voix, avec de grands mouvements de bras, sautillant frénétiquement jusqu'à ce que ma voix se brise et que j'en tombe de fatigue. La veille encore, c'était un scénario envisageable, plausible. Ça aurait pu être différent. Mais pas aujourd'hui. Beaucoup de temps a passé, depuis cette époque lointaine où l'on pouvait encore sentir les relents d'espoirs émaner de mon être. Aujourd'hui, je n'étais qu'une coquille vide.
Ma tête était tournée vers cette tache minuscule sur l'horizon. Le bateau avançait rapidement. Il glissait sur la mer, survolait presque sa surface. A son bord, des gens dont la vie n'était pas compromise. Des gens qui ne se doutaient pas le moindre du monde de l'enfer que je vivais. Personne ne pouvait savoir cela. C'était au-delà des mots. Il fallait le ressentir pour le comprendre.
Petit à petit, cette tache se mit à grossir. Tu hallucines, vieux. On raconte qu'à La Fin, les gens divaguent. Ils voient et entendent ce qu'ils veulent. C'est un mirage... Non. Je ne rêvais pas. Si ? Non.
J'avais cru d'abord qu'il s'éloignait, me promettant une mort assurée. Mais ce n'était pas le cas. Au contraire. Le bateau semblait avancer un peu aléatoirement dans ma direction, suivant une ligne droite chaotique, zigzaguant, à la recherche de quelque chose... de moi ? Il erra quelques minutes, se rapprochant inévitablement de nous, pauvres squelettes sur une barque. Puis au final, à deux ou trois kilomètres de nous, avança droit vers nous.
Je détournai le regard et versai une larme qui coula le long de ma joue brunie par le soleil. Elle hésita sur mon menton, puis s'écrasa sur le plancher sans un bruit.
C'était à n'y rien comprendre. C'est à ce moment-là que j'éclatai en sanglots. Toute la tension de ces derniers jours éclata sous sa forme la plus primitive : les larmes. En voilà une bonne de caractéristique humaine. Je reniflai en tendant ma main à l'aveuglette.
« Nora... Nora... attrape ma main s'il-te-plaît... »
La petite fille hésita, puis elle saisit ma main. La sienne était pâle et froide, presque glacée... et aussi sèche que moite était la mienne.
« On est sauvés Nora... on a tenu... croassais-je entre deux sanglots.
– Je crois bien Romain, répliqua-t-elle en affichant un sourire jovial, je crois bien... »
Elle s'arrêta, inspira un grand coup et repris d'un air solennel :
« On dirait bien que c'est ici que s'achève notre aventure au bout du monde. La fin de notre périple aux portes de l'Après. Elles étaient entrouvertes, et on a presque pu voir à l'intérieur. Mais c'est fini. Tout compte fait, notre histoire — la tienne — vont continuer à s'écrire. »
Ses paroles restèrent à tout jamais marquées dans mon esprit. Toute cette aventure aussi bien sûr. Mais c'est finalement de cette étrange petite fille dont je me souviendrais à vie, et encore plus de ses dernières mots :
« C'est bien cela qui est incroyable avec les vies humaines. Elles sont toutes comparables à une aventure ou tout peut arriver. Ce qui les rende chacune unique, c'est qu'on ne sait jamais quand s'écrira le dernier chapitre. Ce n'est que lorsque le mot fin est inscrit que tout prend fin. Alors, profites-en Romain. Profites-en comme si chaque chapitre devait être le denier. »
Ce furent ses dernières paroles. Ses mots prononcés par sa voix douce et cristalline planèrent un moment dans l'air, comme le chant d'un carillon, emplis de magie, puis replongèrent.
Je sanglotai plus fort maintenant, mais mes pleurs furent bientôt couverts par le bruit d'un moteur qui se rapprochait toujours plus. Il n'était qu'à quelques centaines de mètres à présent.
Ma main tint encore celle de Nora, puis celle-ci glissa de la mienne et l'instant d'après, je ne tenais plus rien.
Alors ; c'est comme ça que ça devait finir ? Aussi simplement que ça après tout ce qu'on avait vécu ? Ils furent sauvés, rentrèrent chez eux et fin d'histoire ? Apparemment, le Grand Narrateur en avait ainsi décidé. C'était Lui qui décidait de la fin après tout.
Par-dessus le grondement du moteur, des cris. Des ordres clamés dans une langue qui m'était totalement inconnue. Du portugais peut-être. Les gens à son bord étaient là pour me sauver de la plume cruelle du Grand Narrateur. Des personnes tout à fait anodine, que j'aurais aussi bien pu croiser au supermarché ou à l'aéroport, et qui se retrouvaient soudain plongés au-devant de la scène, passaient de silhouette au troisième plan à protagoniste de l'histoire.
Si je l'avais pu, j'aurais rigolé ; crié ; hurlé. J'aurais dansé ; chanté ; pleuré ; encore et encore jusqu'à l'hystérie.
Tout devint plus lumineux, plus beau. Je voyais le monde à nouveau en couleur, et non plus en monochrome. On venait d'ôter un filtre qui me faisait voire le monde en teintes de gris. Je pouvais à présent m'extasier de nouveau de ces couleurs et de la vie qui continuait pour moi, qui n'était pas terminé. Pas encore.
La suite est issue d'une histoire merveilleuse. C'est trop beau pour être vrai, je me dis, mais pourtant c'est bien là, en train de se passer. Le moteur se calme, le bateau ralentit et s'approche doucement de la barque. Mon cœur bat la chamade dans ma cage thoracique. Mais j'étais terriblement fatigué, et je vaguais dans une sorte de semi conscience. Je m'évanouissais puis réémergeais, enchainant ainsi les moments de conscience et d'inconscience. Il ne m'en reste que quelques vagues souvenirs, entrecoupés de moments de noirs complet — excepté un, d'une clarté anormale
Je sens qu'on me soulève par les esselles. Et tandis qu'on m'extirpe de l'enfer et de la mâchoire de la fatalité ; tandis que tous mes problèmes s'élèvent dans la chaleur accablante, persiste en moi un poids. Il manquait quelque chose, c'était tellement évidant... Quelque chose n'allait pas... Je murmure dans la douce lumière de cette fin d'après-midi. Je me sens m'élever dans les airs. Mes pieds décollent du plancher. On me hisse. Dans le bazar de ma confusion, je tente de me retourner. Je parviens à lancer :
« Nora... Nora ? Est-ce que... »
Mais il n'y avait plus personne. Personne. Cette image du canot, vide, s'imprima à jamais dans mon esprit avec une indicible clarté. Simple barque en bois flottant au milieu de l'océan. Nora avait disparu. Comme si... comme si elle n'avait jamais existé, qu'elle n'avait été qu'une apparition, un mirage. Comme si dès le début, elle n'avait été que le fruit de mon esprit torturé par la solitude et par une peur bien trop grande.
Non... C'est impossible... Qu'est-ce que...
« Nora ? »
Je balbutiai son nom, la voix tremblante. C'était tout bonnement impossible. Etais-je fou ? Etais-je fou au point d'avoir imaginé de toute pièce cet être ? Je tentai de me débattre, mais je n'en avais plus la force, ni une réelle volonté. C'est à ce moment-là que le voile noir se posa sur mes yeux, me laissant en proie à cette terrible réflexion ultime. Peut-être bien que j'étais mort à ce moment-là. A moins que la folie, sans que je ne m'en rende compte, m'avait attrapé et après une lutte, avait eu raison de moi ?

Pleine merOù les histoires vivent. Découvrez maintenant