***6***

15 4 2
                                    

La nuit, toujours aussi sombre, finissait de s’installer. Un vent froid se leva et me refroidit rapidement. Au plus noir de la tempête de la nuit, notre canot se trouvait isolé. En attente du jour nouveau, je m’allongeai entre deux bancs, les mains soutenant ma tête, le regard levé vers le ciel. Nora était recroquevillée sur le dernier banc, en position fœtale, les bras repliés autour de son corps étroit. Elle balançait doucement la tête d’un côté sur l’autre, en faisant remuer ses cheveux d’une pâleur extrême. Elle levait un visage paisible vers les étoiles. Un faible croissant de lune éclairait sa peau pâle, accentuant ses traits chétifs tel un masque spectrale. Seule sa figure se dessinait dans l’obscure clarté de cette nuit. Sa peau semblait... luire. On aurait dit qu’elle brillait.
Je me levai en douceur et avançai jusqu’à la silhouette fantomatique de Nora. Je dus mouliner des bras pour garder l’équilibre, ce qui attira ostensiblement son attention. Elle me jeta un bref coup d’œil dénué d’intérêt, puis sans répondre replongea dans sa contemplation du ciel.
Je m’assis à ses côtés et fis de même.
Jamais de ma vie je n’ai vu de quelque chose de pareil semblable. Loin du vacarme et des turbulences de la ville, loin de mon quotidien maussade et monotone ainsi que des tracas de la vie, ceux qu’on s’inventait alors qu’il n’y en avait jamais eu ; jamais jusqu’alors je n’avais pu voir avec une telle clarté les étoiles dans la nuit. Ces milliards de petits sourires interstellaires. Loin de la grande ville et de la terre sacrée des hommes, loin de leurs galères, de la peur, des tornades et des tempêtes, les vraies, je me sentais bien. J’étais apaisé, tranquille avec moi-même. Surtout, je n’étais pas tout seul. Nora était une présence discrète, mais sans doute bien plus sympathique que certaines autres grandes personnes. Je ne la connaissais que très peu — si ce n’est pas du tout — mais je n’avais pas besoin de ça pour l’apprécier. Aussi étrange soit-elle, sa compagnie durant ce long périple à la dérive m’était agréable. Nous étions tous les deux à l’assaut des vagues et de la mer vengeresse.
Et nous contemplâmes le ciel, sur cette mer d’huile prête à nous dévorer.
Pendant un long moment, plus aucun son ne retentit, si ce n’est les vaguelettes claquant contre l’embarcadère. L’ambiance respirait le calme et la sérénité. Longtemps nous nous émerveillâmes en silence. J’étais plongé dans mes pensées, me posant à moi-même un tas de questions existentielles sans chercher à y répondre, juste pour les énoncer, comme il convenait de le faire en une pareille situation.
Avant même de m’en rendre compte, ma pensée se formula à voix haute, et ces mots étranges franchirent le pas de ma bouche :
« Qui es-tu Nora ? »
Mon cœur se mit à battre un peu plus fort. Je tournais la tête vers la fillette, qui se tenait à un mètre de moi. L’étincelle d’un sourire étreignit le coin de ses lèvres. Ses yeux bleus se perdirent encore et toujours dans le lointain, comme si elle pouvait y voir bien au-delà les secrets silencieux du monde.
« A toi de me le dire ! »
Je déglutis. Ma voix était hésitante.
« Ne serais-tu pas... un ange gardien Nora ? » parvins-je à articuler.
Cette fois-ci, son visage se tourna vers moi, si rapidement que son cou craqua. Tandis qu’elle me dévisageait, les sourcils froncés légèrement, ses yeux semblèrent virer au gris. Mon cœur s’était arrêté de battre.
Je la regarde.
Elle me regarde... puis éclate de rire.
Son corps partit en arrière et soudain elle se mis rouler sur le plancher de la barque en agitant les pieds. Elle se tenait le ventre à deux mains et riait, et riait.
« Quoi, qu’est-ce qu’il y a !? » je tente de protester.
Son rire cristallin plongeait puis s’envolait dans la nuit, pour venir ricocher sur les vagues. Cette multitude de galets pointus m’arrachèrent un sourire contre mon gré. Son rire cascadant et dégringolant était une bénédiction, une ode à la joie, qui tel un baume, recouvrit toutes les plaies de mon esprit, apaisa toutes mes craintes. Comme les vagues léchant le sable, il s’avançait puis s’en allait en résonnant dans le silence.
Non, je n’étais pas seul cette nuit.
Quand sa crise de rire se fut apaisé, elle posa sur moi un regard larmoyant et étincellent. Rien qu’à la voir, je me sentais moi aussi transporté de joie.

« Mais voyons, je ne suis que moi ! »
Elle me vit lever les yeux au ciel et repartit d’un nouvel éclat de rire foudroyant. Je fermai les yeux et reposai ma tête sur le plancher de la barque. C’est en écoutant ce doux son plein de gaîté et d’espoir que vint me cueillir la muse des rêves.

Pleine merOù les histoires vivent. Découvrez maintenant