La barque glisse sur l'océan. Barque sur l'océan. C'est le nom d'une pièce de Ravel, le compositeur. Une musique au piano d'un tel réalisme qu'elle nous fait presque entendre les vagues, les vents, les marées. Cette œuvre est perturbante. Magnifique mais perturbante. Pendant que je ramais mon esprit divaguait de nouveau. Je fus ramené à cette soirée au théâtre, plusieurs années auparavant, où j'eus entendu cette pièce. Mais dans mon souvenir, il n'y avait que moi sur les sièges et le piano jouait de lui-même. Tous les spectateurs avaient disparu. J'étais tout seul, au milieu de l'immense théâtre vide. Il me semble que c'était l'Allegro à Florence, en Italie. Lorsque je regardai autour de moi, il n'y avait pas grande différence. Cette immensité de vide semblait me happer, m'inviter à sauter, faire un plongeon. Il n'y avait rien. Nous étions nul part, allions nul part. Et nul part il n'y avait un coin d'ombre qui m'attendait, où j'aurais pu siroter mon cocktail fraicheur-bonheur. Ce mot... Fraîcheur... J'avais l'impression de moins en moins le connaître. Qu'était-ce déjà ? Existait-il seulement dans le Larousse ? Et si seulement j'avais pu le pouvoir d'en supprimer certains mots de la langue française. Le premier commencerait par un S et rimerait avec soleil. Alors, trouvé ? Haha ! Les prochains qui disparaîtront de tous les dicos de la terre seraient peut-être... mer, océan, chaleur, solitude. Mais si je pouvais, je larguerais d'abord toute ma haine sur le soleil. Le soleil tout sacré qui me brûlait le dos depuis voilà plusieurs heures. Mon Dieu, Toi qui es si clément envers Tes enfants, donnes-moi la force, ô oui la force, et si possible, un petit verre de mojito. Mon Dieu, rappelle-moi la fraîcheur, raconte-là-moi !
Mais alors qu'un début de crampe commence à me tirailler dans les bras, je sens quelque chose cogner contre la coque du canot. Je baissais le regard qui jusqu'alors errait dans le vague. Un attaché-case passa à côté de nous, se balançant docilement à la surface. A l'intérieur quelques feuilles trempées qui ne serviraient plus. La petite mallette s'éloigna et je portai mon regard un peu plus loin. Encore tout perdu dans mes rêveries que j'étais, je n'avais même pas aperçu que nous étions déjà arrivés sur le lieu du naufrage (en tout cas ce que supposaient les décombres de l'Ecarlate qui baignaient autour de la barque).
Un gilet de sauvetage avec son propriétaire passa à quelques mètres de la barque. Le corps avait la tête sous l'eau. Et il y en avait d'autres. Trop même. Mais deux détails m'intriguèrent sur trois ou quatre autres d'entre eux. Le premier, c'était l'absence partielle ou complète de cheveux, alors qu'à ne pas en douter il y en avait. Le deuxième détail, —impossible à rater celui-là — c'était leur peau. Elle était brûlée, carbonisée, noire.
Quelque chose cogna contre la coque de notre navire de fortune. Je me penchais en avant. C'était une grosse planche de bois, d'un mètre de longueur environ. Du bois, il y en avait partout aussi, encore plus que des cadavres. Avec un peu de chance, il y en aura assez pour me faire un cercueil ! Haha !
« Et bien enfin nous y voilà, entendis-je Nora énoncé dans mon dos. Tu as probablement de quoi te faire un abri contre le soleil ici. »
Durant tout le trajet, la petite n'avait pas daigné une seule fois m'aider, ne se contentant que de m'adresser la parole qu'à de rares moments pour me rediriger un peu. Mais je suis surpris de constater à quelle vitesse je me suis habitué. Avant, je n'aurais pas supporté ça. Avant... avant...
Mais la petite avait raison. Il y avait sûrement de quoi me faire un abri de fortune. Je me débrouillerais ensuite pour les faire tenir. Il se trouve que dans une autre vie, j'avais été un bon bricoleur.
Je posai les pagaies à l'intérieur du canot et enlevai mon tee-shirt et mon pantalon, quelque peu répugné à l'idée de plonger à l'eau avec tous ces corps autour. T'as qu'à te dire que ce ne sont que des gros poissons...
Je glissai dans l'eau.
Cette fraîcheur... Elle était succulente, pour un instant du moins. Quand je sécherai, en une minute avec ce soleil, le sel recommencera à me ronger le dos et je le regretterais assurément... Autant ne pas y penser tout de suite et en profiter un maximum, non ?
Je fis quelques brasses, quelques mouvements de crawl, et quand mon corps fut étiré, je scrutai les alentours pour trouver de quoi nous abriter à l'ombre. Le cahier des charges était relativement simple : tout objet doté d'une grande surface, solide et opaque ferait l'affaire.
L'affaire s'avéra néanmoins un peu plus compliqué que ça. J'y passais presque trois quarts d'heures. Soit l'objet était trop petit, soit cassé. Parfois, les planches de bois, à l'image des corps, sont partiellement carbonisées. Il n'y avait plus vraiment de place au doute. Quelque chose avait brûlé et ça nous avait bien fait foirer.
Que s'est-il vraiment passé ce soir-là ? Des souvenirs flous me reviennent parfois en tête, mais certains moments m'échappent encore... Et pourtant, je savais que la solution était là, quelque part dans un coin de ma tête.
Il y avait des flammes, ça, je m'en rappelle ; ainsi que cette odeur de fumée... Mais d'où venait-elle ?
Je me promis d'y revenir un peu plus tard. Quand j'aurai enfin entre les mains mon verre de mojito, une tranche de citron-vert sur le buvant et une petite paille à boucle. Vous savez quoi ? Au final, un simple verre d'eau me suffira. Ma langue n'est plus que du carton, et je redoute à tout instant de croquer dedans et de l'avaler. Quel goût ça a à votre avis ?
Après un long moment, alors que je commençais sérieusement à grelotter, j'aperçus un peu plus loin devant moi un large paravent de bois — entier ! — d'au moins un mètre sur cinquante centimètres. Tout content, je ramenais ma trouvaille à la maison.
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Pleine mer
Short StoryQuand Romain se réveilla sur cette barque en plein milieu de l'océan, après la tempête, après le naufrage, il se retrouva nez à nez avec *elle* : Nora, une fillette de douze ans, qui semble être apparut de nul part. Qui est-elle vraiment ? Que fait...