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Jamais, de toute mon existence, je n’ai attrapé de tels coups de soleil... Mon dos, ma nuque, mes épaules étaient tout bonnement en feu ! Ma peau pelait par plaques entières. Des morceaux entiers de moi ! Je muais ! Si je n’avais pas été à l’ombre, je pense que j’aurais fait une insolation. Vêtu d’un seul caleçon, étendu de tout mon long sur le banc, je n’avais plus aucune force. J’étais K.O.

Pour la première depuis un moment — combien ? une heure, deux, quatre ? — je sortis ma tête de l’ombre. Les rayonnements solaires m’accueillirent avec la même violence et la même brutalité.

Nora était toujours à l’extrémité du canot, elle n’avait pas bougé d’un pouce, ni esquissé le moindre mot. C’était pareil tout à l’heure : alors que je m’efforçais de remonter ce fichu paravent de bois, elle n’avait pas remué le petit doigt. Elle avait continué de contempler la mer en trempant ses pieds. Décidément, une vraiment drôle de petite fille. Et même après tous mes efforts, elle préférait rester au soleil. Si c’était pas pour me rendre fou ça... Rien que la voir me rendait malade.

Je m’approchais de Nora et brisais le silence devenu pesant. Ma voix était enrouée :

« Nora, viens à l’ombre, tu vas attraper une insolation ou une autre connerie. T’as pas chaud ?

– Non, lâcha-t-elle.

– Si, j’insiste, c’est pour ton bien ! »

Je me levai et fis un pas en avant. Nora ramena ses mains et ses pieds autour de son corps frêle en position fœtale, comme pour se protéger. Ses yeux bleus parurent virer au gris, puis s’obscurcir complètement. Ils me transpercèrent. Ils lançaient des éclairs de glace. Mais était-ce de la peur, de la colère ? C’était comme si la température environnante avait chuté tout d’un coup de plusieurs degrés. Un frisson parcourut mon dos et les poils de ma nuque se hérissèrent. Je détournai le regard et murmurai :

« Tu n’vas pas bien Nora, pas bien du tout... »

Et même en lui tournant le dos, je la sentais encore me fixer. Je n’osai presque plus me retourner. Des éclairs de glace.

Soudain, spontanément, je me mis à crier :

« C’est quoi ton problème ? HEIN ?! Tu n’es pas normal, Nora ! Qu’est-ce qu’il se passe dans ta tête ?! »

Contre toute attente, elle se mit à sourire. J’en restais bouche bée. Elle laissa même un petit rire aigre s’échapper d’entre ses lèvres pâles. Pendant un bref instant, j’en vins à la craindre. J’étais déstabilisé, et ne savais pas comment réagir. Sa voix était calme, posée.

« Moi ? Mais je vais parfaitement bien. Mais toi, je crois bien que le soleil ne t’a pas grillé que le dos... »

Dans ma tête, tout se mélangeait. Et ce fut tout compte fait, la colère qui l’emporta sur la peur.

« J’essaye vraiment d’être sympathique, Nora. Mais j’comprends pas : pourquoi t’es comme ça ? Pourquoi tu es si froide ? Si réticente ? Parfois, c’est à peine si tu prends la peine de m’répondre ! Bordel, on est tout seuls ici, tu comprends ? On devrait s’entraider ! Moi aussi je suis à bout de nerfs et je n’ai absolument pas envie d’être ici !

« A l’heure qu’il est, je devrais être tranquillement allongé dans le sable, sur une plage à Rio de Janeiro avec un putain de cocktail entre les mains. Au lieu de quoi je me retrouve à errer au milieu de nulle part avec une fille encore plus acariâtre que ma grand-mère !

– Crier ne changera absolument rien à ce qui t’arrive ! s’écria Nora sur le même ton de reproche en bondissant sur ses pieds. Je suis simplement là. Tu aurais pu être tout seul Romain, ou pire, mort ! Tu ne fais que ça : te plaindre. A croire qu’il n’y ait que ça que tu saches faire. Tu es beaucoup trop centré sur ta petite personne. Pense à tous ces gens qui n’ont pas pu se sauver ; eux aussi ils devraient se trouver autre part, n’importe où dans le monde. La vie est une lutte sans fin à la survie. J’espère que tu comprends ça. »

Un moment de silence s’installa entre nous. Nora continuait de me déchiqueter du regard, même si ses paroles chargées de reproches s’étaient faites un peu moins autoritaires à la fin. S’il y avait bien une chose en tout pour laquelle la petite fille avait raison, c’était que crier ne fera en rien avancer les choses. Je dis demi-tour et reparti donc dans mon coin, sous le paravent-sauveur. Là, je ramenais mes jambes contre mon torse et posai ma tête sur mes genoux.

« La vie n’est pas une question de combat. L’être humain est à un tel stade d’évolution parce qu’il a su aider son prochain. Malgré les drames, les guerres, les aspects les plus immoraux de notre espèce, c’est grâce à l’entente qu’on a aboutie à ça. Après le chaos vient l’espoir. Nous allons garder espoir. Espérer que tout ça finisse au plus vite. »

Je m’attendis à une réponse de la part de Nora, même une des plus sarcastique. Au lieu de quoi, le silence.

« Nora ? »

Je crus qu’elle s’était fâchée, en colère. Je sortis ma tête de l’ombre et lançai de nouveau :

« Nora ?

– Quoi ? » 

Elle ne semblait pas contrariée du tout. Juste las. Pas plus du moins qu’à l’ordinaire. Une pensée m’était venu à l’esprit.

« T’étais seule sur le bateau ? »

Voyant qu’elle ne répondait toujours pas, je réitérais ma question en prenant une voix plus douce :

« Où sont tes parents ? »

Je crus la voir frissonner. Était-ce moi ou ses yeux étaient mouillés ? Non, ce n’était qu’un mirage. Ils étaient aussi secs que deux vieux pruneaux.

« Je suis seule, Romain, murmura-t-elle, libre comme l’air. Je suis et serai seule. Pour toujours... à jamais... — elle essaya de rire, mais le son de sa voix se cassa et partit en un soupir lointain. — Mais tout ce qui compte, c’est toi. Mon histoire n’est rien. Elle n’a aucune importance. Par contre, la tienne continue de s’écrire encore et tu es encore conscient, enfin... pour l’instant. C’est plus que rassurant. Encore quelques heures, quelques jours, et je pense bien qu’on pourra réussir à sauver nos deux malheureuses existences... »

Aussi sombre et pâle soit-elle, Nora dégageait une certaine chaleur. Non, plutôt comme un rayon de soleil. Ne manquait plus qu’un petit sourire sur ses lèvres et elle aurait presque parue normale, enfantine, presque... maternelle. Elle me donnait la désagréable sensation d’être un enfant, comme si nos deux rôles avaient été intervertis. La question que je lui posai fut même un peu puéril :

« Tu penses qu’on s’en sortira, hein ? »

Le soleil, ce si lourd soleil, après cette longue et aride journée cauchemardesque se rapprochait docilement de la ligne d’horizon, comme un plongeur s’apprêtant à sauter. Lorsque je levais les yeux, le ciel prenait une teinte jaunâtre. La journée fut longue, mais elle touchait à sa fin. Ce magnifique début de couché de soleil était signe pour moi d’un espoir inespéré. Ce tableau magnifique d’ocre et de vermeille, d’orange et de rose ne signifiait qu’une seule chose : j’étais encore en vie. Encore au moins, pour pouvoir m’émerveiller de la beauté du monde. Peu importait pour combien de temps encore, mais ça me rendait bougrement heureux.

J’aurais aimé que ce moment magique dur plus longtemps, qu’il ne cesse même jamais. Mais la grosse boule de lumière que j’avais fui toute la journée durant me fuyait à mon tour. Quelle ironie !

Puis il disparut dans l’eau, plouf ! Nous bénéficiâmes de sa chaleur encore quelques minutes, puis à petit, les ténèbres rampantes s’installèrent. Ici, la nuit tombait. Autre part, le jour se levait, la vie reprenait.

Une brise légère se leva. Je frissonnai. Au plus vite, je me rhabille. Dans mon dos, la voix de Nora le fait sursauter, comme si souvent elle aimait à le faire. J’en avais quasiment oublié sa présence.

« Je pense bien réussir à nous en sortir. Mais l’éventail de nos actions est bien mince. Je n’aime pas avoir à le faire, mais confions notre espoir entre les mains du hasard. Avec un peu de chance, des gens sont déjà partis à notre recherche. Peut-être qu’un bateau vogue déjà sur les eaux de l’Atlantique. Patientons. Et espérons.

– Comme tu le dis. Espérons.

– Espérons. » répéta-t-elle. 

Pleine merOù les histoires vivent. Découvrez maintenant