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Jusqu'où un homme peut-il supporter des situation extrême ? Jusqu'à quel degré l'être humain supportait-il l'insupportable ? Je me posais ces questions tout en me demandant si je n'étais pas finalement moi-même un cobaye visant à apporter des réponses à ces questions, que j'expérimentais ces limites et que je ne devais plus en être très très loin à présent.

La chaleur est toujours aussi accablante, ma gorge toujours aussi sèche, et mon moral au plus bas. La détresse ou le désespoir n'étaient même plus assez forts pour exprimer ce que je ressentais dans la confusion qui tourmentait mon esprit. La moindre conviction, le moindre doute que j'ai pu éprouver m'avaient abandonné, tant et si bien que ne restait plus que la peur d'une mort imminente, m'occupait tout entier.

Et puis il y avait cette enfant avec moi, Nora. Cela faisait plusieurs heures qu'elle restait seule. Nora n'était sûrement pas comme n'importe quel gamin de son âge. Elle n'était pas stupide — ça non, absolument pas — et je pensais même qu'elle savait beaucoup de choses, avec une telle lucidité d'ailleurs que ç'en devenait inquiétant. Elle devait comprendre que nos chances de survie étaient minces, fragiles, presque nulles. Il fallait les manier avec beaucoup de délicatesse, du bout du doigt pour ne pas les déchirer.

Quand je parlai — plus un croissement rauque que de vraies paroles — le son de ma propre voix me fit sursauter. Je toussotai en grimaçant, et repris :

« Cela fait plus d'une journée qu'sommes coincés ici, Nora. Une journée qu'nous descendons les marches d'cet enfer. Et tout ça — je fis un vague geste autour de moi — cette terrible aventure, on la vit 'ssemble. On a déjà survécu à tout ça, pour l'instant. Deux personnes comme nous ayant vécu — survécu ! — à ça, on devrait toujours s'dire la vérité. Enfin... peu importe finalement... »

Nora se détourna de sa contemplation du vaste horizon et me regarda dans les yeux, à l'écoute. J'aurais juré que ses yeux étaient devenus verts...

« En attendant qu'nos deux histoires s'achèvent, continuais-je d'une voix rauque, — et crois moi, ça 'rivera bientôt — parlons. Avec toute la sincérité de deux vieux amis. J'aimerais pouvoir échanger jusqu'à ce que tout finisse. Tu pourrais faire ça pour moi ? »

La fillette dodelina de la tête en souriant légèrement. Je devais avoir l'air pitoyable, mais comme tout s'écroulait autour de moi, que c'était la fin de toute chose, plus rien n'avait d'importance. Jusqu'au dernier clic clac de la pendule, je voulais être en paix, n'entendre plus que le son de sa voix.

Nora se leva et s'approcha. Elle vint s'assoir à côté de moi, à l'ombre du paravent, et se recroquevilla sur le banc.

« Tu voyageai seule ? commençais-je. Ma voix était un peu moins enrouillée à présent

– Oui

– Et comme une si jolie fille comme toi peut-elle connaître la solitude ? Ne sais-tu pas que c'est l'un des plus grands malheur de l'homme ?

– ...

– Tu es orpheline ?

– Oui. »

Elle parlait peu, comme à son habitude, bien qu'il lui soit déjà arrivé de me lâcher des tirades cinglantes. Néanmoins, sa présence à mes côtés m'était agréable.

« Je ne sais rien de toi, fillette.

– Que voudrais-tu que je te dise ?

– Je n'en sais rien. N'importe quoi. Dis-moi n'importe quoi et je serai content. »

Son regard se porta vers l'horizon. Tout finissait par s'y porter de toute façon ; là-bas, à l'horizon. Chacun d'entre nous avançons à son rythme sur son petit chemin de vie. Des directions différentes ; des chemins plus longs, plus durs. De terre ou de béton, nous continuions sur notre bonhomme de chemin. Et pourtant, tous nous portions inévitablement notre regard à ce même endroit : à l'horizon. Sur cette ligne magique, imaginaire. Derrière-elle, au-delà du possible, il se cachaient nos rêves, nos espoirs, ainsi que les secrets du lendemain. L'horizon était le destin. Et tous nous avancions vers ce point-là, dans le seul espoir de l'atteindre un jour, à la poursuite d'une quête impossible, mais une quête tout de même.

« Je pourrais te dire que mes parents sont morts, et que j'ai vécue seule à l'Orphelina depuis l'âge de 4 ans. Que j'étais malheureuse, que cet endroit gris et maussade ne respirait pas la joie de vivre et que j'ai grandi dans cet environnement hostile. Ici, en pleine mer, je ne sens pas de grande différence. Un jour, j'ai pu m'échapper de cette chambre qui me servait de cellule, car oui j'étais incarcéré. J'ai appris à tout garder pour moi-même, c'est peut-être pour ça que je suis si froide — et ne ment pas, je sais que tu le pense ! C'était il y a trois mois je crois. J'ai subsisté comme je l'ai pu, en volant, en accomplissant quelques tâches désagréables. Puis je suis arrivé sur ce bateau. Tu vois ? Ma vie n'a rien de passionnant, ce n'est qu'une succession de malheur et de solitude. Je te l'avais dit. Tu es satisfait maintenant ? Tu as eu ta petite histoire ? 

– Merci Nora, répondis-je après tout.

A présent que les contours du personnage de Nora se dessinaient avec un peu plus de netteté, je pouvais l'apprécier pleinement. Je n'allais pas l'embêter davantage avec mes questions. Elles peuvent faire mal. Néanmoins, une dernière chose perdurait dans mon esprit. J'avais déjà parlé de ce voile qui semblait dissimuler quelque chose, qui se soulevait légèrement sous l'action du vent. Je pouvais presque voir une silhouette derrière. Celle de Nora. Me que cachait-elle ?

« J'ai une dernière question, commençais-je. Tu me promets de ne pas rigoler comme la dernière fois ?

– Cause toujours ! s'exclama-t-elle.

– Tu te rappelles quand je t'avais demandé si... si tu étais mon ange gardien ? »

Elle ne répondit rien mais hocha de la tête. Elle avait perdu son sourire et était redevenue sérieuse. Elle posa sa main sur mon front et ferma mes yeux en murmurant :

« Reposes-toi, Romain. Tu ne te pose juste pas les bonnes questions. Je suis une amie, quelqu'un qui te veux du bien. Tu n'as besoin de rien d'autre. C'est tout... »

Aussitôt mes paupières clauses, je tombai dans le noir.

Nora... Nora... qui est-tu ?

Pleine merOù les histoires vivent. Découvrez maintenant