Cette nuit-là, peut-être une des plus étrange de ma vie, je me rendis compte des terribles maléfices que jetait la solitude sur un esprit torturé. Comme jamais auparavant, je compris ce qu'était le véritable malheur, le désespoir infini que pouvait éprouver une âme en détresse. Ce sentiment d'abandon accablant qui tailladait la chair, de n'être qu'un jouet dans les plan d'un destin cruel. Un grain de poussière perdu dans l'univers maître, un roc dans un engrenage qui tournait, qui tournait. De n'être que ce quelque chose jeté là dans les méandres du temps. Seul. Atrocement seul et abandonné. Cette détresse, pour moi, prit la forme du spectre de la civilisation dans le lointain ; une lumière morte à l'horizon. Un bateau à bord duquel tous mes espoirs s'évanouirent à mesure que cette lumière s'éloignait et le jour se levait. Puis il n'en resta que des ruines. Avec les larmes qui traçaient des sillons plus clairs sur mon visage ravagé par un soleil, les espoirs avaient fui. M'avaient fui. J'étais le maudit homme cette nuit-là.
Le soleil rayonnait déjà dans le ciel vierge de tout objet quand je me réveillai enfin. Mon dos ankylosé par cette longue, terrible nuit protesta lorsque je m'appuyai sur mes jambes.
Nora étaient déjà levée, elle attendait dans son coin habituel, à l'extrémité du canot, tournée vers l'océan. Je n'avais même plus besoin de les voir pour savoir que ses deux pieds trempaient dans l'eau glacée. Son regard perdu dans le vague d'une neutralité brut, sans le moindre sentiment. Mais sous ce masque de pierre, je pouvais entendre mille pensées s'agiter en tous sens et s'entrechoquer entre elles. A quoi pouvait bien penser un si singulier personnage ? Non pas à des choses ordinaires je pense.
Moi de mon côté, en prenant conscience de mon malheur — et cela ne faisait que se renforcer d'heure en heure — je ne pensais qu'à une seule et unique vérité : mon rôle dans toute cette histoire... dans mon histoire, était minime, inexistant. C'était moi qui vivais cet enfer, moi qui avais survécu au naufrage et maintenant me dorait la pilule sous un soleil de plomb, moi qui ne parlais plus qu'en souffle rauques, la gorge sèche, les yeux aussi, la bouche pâteuse, infecte, affamé, assoiffé, et désespéré. C'était moi qui endurais toute la souffrance, tant physique que psychologique. Et pourtant... l'écriture de la fin ne dépendait pas de moi. L'issue dépendait des autres personnages. C'était terrifiant. Mon salut dépendait de gens que je ne connaissais à peine. Des gens tout à fait ordinaire auparavant, que j'aurais pu croiser au supermarché ou que j'aurais laissé traverser la route. Ma fin dépendait des actions et des décision de ceux dont je ne connaissais ni le nom, ni le visage. Des gens dont le second rôle deviendrait le premier. Je ne pouvais espérer qu'une seule chose : que ma plume, celle qui écrivait l'histoire, continuera de gratter la feuille encore longtemps. Essayer d'imaginer la chose ; c'était comme si on vous enfermait dans une cage au-dessus du vide et qu'on confiait à une personne tout à fait ordinaire d'appuyer sur un bouton, le jaune ou le bleu, qui décidera si vous vivrez ou mourrez.
Je me tournais vers l'horizon, là où se porte finalement nos regards à tous, en remuant ces sombres pensées. Je murmurai pour moi-même :
« 'Toute façon, la fin s'écrira d'elle-même. Que ce soit avec ou sans moi... »
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Pleine mer
Short StoryQuand Romain se réveilla sur cette barque en plein milieu de l'océan, après la tempête, après le naufrage, il se retrouva nez à nez avec *elle* : Nora, une fillette de douze ans, qui semble être apparut de nul part. Qui est-elle vraiment ? Que fait...