Lorsque Marcus se gara sur les quais, il était encore dans les temps. Le bateau qui le conduirait chez lui n'était pas encore parti. Marcus soupira et se laissa aller en arrière, soulagé d'avoir un moment pour souffler avant l'embarquement. S'il était honnête, il ne savait pas par où commencer. Ce complot était énorme, il l'avait déjà compris. Plus grand que lui...

Trop important pour qu'un seul être s'en occupe. À qui faire confiance, cependant ? En dehors de son peuple, il n'avait pas beaucoup d'amis et, de toute façon, il ne pouvait pas perdre de temps à les chercher. Et, parmi son peuple... Il n'était certain que de son frère aîné parce qu'il avait prêté le serment mortel de ne pas nuire à la reine et son héritière. Valérius était, après tout, leur défenseur ultime en temps normal. Malheureusement, il devait rester au siège des protecteurs. C'était mieux pour l'avenir de leur peuple. Cela chagrinait Marcus de ne pas pouvoir se tourner vers ses amis gargouilles. Il ne pouvait certainement pas prendre ce risque. Pas avant que l'identité des comploteurs n'ait été éclaircie. Il avait un devoir envers sa reine, son peuple. Cela passerait après son bien-être personnel.

Le problème, c'était qu'il était intimidé par la tâche à accomplir. Trouver Drael et le faire parler serait, sans doute, le plus facile. Drael n'avait aucune envergure, de loyauté ou de courage. Ces actions, ces dernières années, n'avaient fait que le prouver. C'était la suite qui inquiétait surtout le prince. Il n'avait déjà aucune idée de comment procéder.

Marcus se pencha en avant pour poser son front sur la moto dans une manifestation de faiblesse rare. Il ne pouvait pas faire ça seul ! Il avait besoin d'aide mais il n'avait personne vers qui se tourner.

Il se perdit dans cette lamentation pendant quelques minutes avant de se reprendre et de se redresser. Il fit l'inventaire du sac que lui avait remis Verpa. Encore une fois. Il jugea qu'il avait assez d'argent pour graisser la patte de l'équipage pour que sa présence dans le navire soit cachée. C'était pour le mieux. Pour ne pas se perdre, il devait penser une étape à la fois.

Le prince gargouille prit une profonde inspiration, il était inutile de s'attarder sur les quais. Le bateau, ou plutôt le ferry, ne payait pas de mine. Il n'était pas très élégant. Bien sûr, ce type de transporteur n'était pas connu pour cela mais tout de même... Les peintures jaunes et bleues avec lesquelles il avait été pas été peint s'écaillaient de partout, lui donnant une apparence délabrée. Cela n'encourageait pas vraiment les rares voyageurs qui flânaient sur les quais, retardant leur embarcation. Comme les gnous qui hésitaient à traverser la rivière lors de la migration, les voyageurs stagnaient sur les quais plutôt que de monter à bord. Marcus ne laisserait pas son inquiétude le faire agir de cette façon. C'était indigne de lui et de son rang.

Ce fut apparemment confiant et calme que la gargouille traversa la passerelle pour embarquer. C'était, bien sûr, loin d'être le cas. Le prince ne sourcilla même pas lorsque le membre d'équipage qui le salua se révéla être un démon des eaux. Il n'y avait que les races de l'eau qui était assez à l'aise pour rester aussi longtemps sur un bateau.

Les kappas n'étaient pas des créatures très appréciées. Pas seulement à cause de leur seule affiliation à l'eau de mer. Leur apparence, en fait, était la principale raison de la méfiance des autres peuples. Ces pseudos amphibiens avaient des pieds et des mains palmés qui rendaient toute dissimulation impossible parmi les humains. De même que leur bec d'oiseau, leurs griffes pointues et leur carapace de tortue. Celui qui fixait Marcus avait une peau verte écailleuse et ne cachait rien de sa redoutable intelligence et de sa férocité. Celui qui se laissait tromper par la petite taille des kappas ne le faisait qu'une fois.

-Salutations. Je quémande de l'accès à votre territoire.

Le kappa inclina simplement la tête à la salutation officielle et empocha l'argent que lui tendait Marcus.

-Je sollicite aussi discrétion et protection durant mon voyage. Un logement isolé serait souhaitable.

Le kappa inclina la tête sur le côté à la façon des oiseaux puis émit une série de cliquetis. Un appel pour un congénères certainement parce que un autre kappa s'avança, celui-ci avait la peau jaunâtre.

-Jeff va vous conduire dans votre chambre. Un agréable séjour à vous, Monseigneur.

Marcus ne releva pas la salutation. C'était ainsi que les kappas s'adressaient à tous les étrangers de leur peuple. Personne ne sourcillerait à l'appellation. Cela ne serait pas ainsi que l'on remarquerait Marcus.

On l'emmena dans une cabine particulière, isolée avec un bureau dans un angle de la pièce. Elle était petite mais c'était tout ce qu'il fallait.

+

Eléonore courut hors de la voiture, sachant qu'il était trop tard. Elle voyait déjà le navire s'éloigner. Elle ne pouvait pas accepter cet état de fait ! Elle allait perdre la trace du prince gargouille si elle ne prenait pas le même bateau que lui ! En raison de la vulnérabilité des immortels à l'eau salée, ces moyens de locomotion étaient rares. Il n'y avait qu'un seul bateau à faire ce trajet par exemple. Si la fée noire ne prenait pas ce bateau maintenant : elle devrait attendre qu'il effectue tout son voyage, qu'il revienne et qu'il refasse le trajet jusqu'à la bulle qui l'intéressait. Cela prendrait des jours, voir des semaines, donnant une dangereuse avance à Marcus. Ce n'était pas acceptable ! Alors, arrivée au bout du quai, elle ne s'arrêta pas pour réfléchir ou se donner le temps d'avoir peur ; elle plongea. L'eau était tiède et un rappel puissant qu'elle s'était sciemment mise en danger en plongeant dans l'élément le plus mortel qu'il soit pour un immortel s'il rentrait en contact avec son sang. Elle tâcha de ne pas y penser et d'ignorer les cris d'alarme ou d'admiration des spectateurs involontaires. Éléonore préférait rester focalisée sur sa seule tâche d'atteindre le bateau. Heureusement, la natation était un apprentissage et un entraînement obligatoire pour les protecteurs. Eléonore, bien que mal à l'aise dans l'eau, savait y évoluer. L'autre point important était que le bateau n'était pas encore très loin ou rapide. Assez proche et lent pour qu'un immortel entraîné le rattrape avec un peu d'effort et s'y hisse. Ce fût ce que fit exactement Éléonore.

Les Voyageurs encore sur le pont qui avaient été témoins de sa démonstration de force reculèrent avec une certaine vivacité lorsqu'elle enjamba la rambarde. Une réaction bien raisonnable pour de nombreuses raisons. Éléonore ne releva pas et se tourna vers un membre du personnel facilement identifiable à son uniforme prune.

-Une gargouille à embarquer et a dû réclamer un traitement spécial. Je veux qu'on me conduise à lui.

Eléonore ne doutait pas qu'on lui obéirait. Grassement payés ou non, l'équipage ne serait pas assez téméraire pour défier un membre du clan Dumaine. Aucun civil ne voulait devenir les ennemis des protecteurs. Ce serait d'autant plus vrai pour Eléonore après la démonstration de force qu'elle venait de manifester.

Les protecteurs de Ariman, tome 5 : Damnés dans l'amourOù les histoires vivent. Découvrez maintenant