chapitre premier

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Anastasia

Anastasia ne s'était rarement sentie aussi vide qu'à l'instant même où son père prononça les mots « je le veux » pour la seconde fois. Alors qu'il portait un sourire resplendissant, écrasant ses lèvres sur celles de la personne qu'il appelait maintenant sa femme, elle ne pensait qu'à elle : maman, maman, maman.

« Ana, oh ma Ana ! s'exclama la sœur aînée de son père en l'enlaçant d'un bras. Je suis tellement heureuse pour lui, pour vous deux ! La vie vous sourit enfin. »

Elle étira lamentablement ses lèvres, espérant fournir un sourire assez convaincant. Sa tante parut satisfaite et se tourna vers l'allée centrale pour saluer les nouveaux mariés. Mains fermement liées, ils semblaient hors du temps, comme deux âmes perdues pouvant enfin se retrouver.

      Alors qu'Eleanor pleurait silencieusement dans les bras de son père sur la voix de Rob Stewart, Anastasia sirotait sa quatrième coupe de champagne. Contre toutes attentes, ce ne fut pas la cérémonie mais le dîner qui lui demanda le plus d'énergie. Assise aux côtés de son père, elle dut endurer de nombreuses conversations sans intérêt, rire aux innombrables blagues de l'oncle John, offrir un sourire par-ci, proposer un mouchoir par-là. Rien n'avait été si éprouvant depuis la disparition de sa mère.
La chanson toucha à sa fin, une salve d'applaudissements éclata dans la salle. Eleanor se laissa tomber délicatement aux côtés de son mari, déposant un rapide baiser sur sa joue.

« Ana, Chris, je crois que c'est à vous, leur murmura-t-elle sur le ton de la confidence. »

Anastasia posa lentement sa coupe auprès de son assiette puis saisit la main déjà tendue de son père. Il l'entraîna gracieusement au centre de la piste et lui offrit un clin d'œil complice avant de faire signe aux musiciens qu'il pouvait commencer. Alors que l'air enjoué de Ob-La-Di, Ob-La-Da des Beatles résonnait dans la salle, Anastasia se vit entraîner dans une série complexe et désordonnée de pas de danse. Malgré elle, un rire franchit ses lèvres quand son père essaya tant bien que mal de la faire tourner dans les airs pour le grand final. Elle retomba bêtement dans ses bras et ne put s'empêcher de sourire devant l'expression de joie intense que portait son père.

« Je t'aime, mon croissant de lune. Je n'aurais pas pu en arriver là sans toi, déclara-t-il après avoir retrouvé sa place. Tu sais à quelle point ta mère adorait cette chanson. »

Ces derniers mots coupèrent brutalement tout air des poumons d'Anastasia. Elle revint brutalement à la réalité, sa main comme prisonnière dans celle de son père. Sa respiration devint tremblante, sa robe soudain trop serrée.

« Moi aussi papouchat. Je vais aller prendre l'air, marmonna-t-elle minablement. »

Elle se leva d'un coup sec et avança d'un pas hésitant vers la porte la plus proche. Pénétrant dans la nuit noir, elle se laissa glisser contre le mur de l'auberge louée pour l'occasion. Ses doigts frottèrent désespérément ses tempes dans l'espoir de faire s'évaporer toutes ses idées noires.
Une porte claqua sur sa droite, laissant jaillir le temps d'un instant les festivités dans la fraîcheur de la fin de l'été.
Anastasia ferma les yeux, se persuadant que ses paupières consistaient une barrière suffisante entre elle et les pas se rapprochant à vive allure.

« La place est prise ?, entendit-elle. »

Elle secoua légèrement la tête, n'osant pas ouvrir les yeux. La personne se laissa alors lentement tomber à ses côtés. Elle entendit le cliquetis particulier d'un briquet puis sentit l'odeur caractéristique de la fumée d'une cigarette.

« C'est vraiment nécessaire ? demanda-t-elle en tournant légèrement la tête ;
- Ça m'empêche de devenir désagréable. »

Un silence inconfortable s'installa, Anastasia profondément plongée dans ses plus profondes pensées.

« Fille du mari, non ?
- Oui.
- Mignonne votre petite danse, vous semblez très proches.
- On peut dire ça.
- Lui et Ellie sont faits l'un pour l'autre. »

À ça, elle appliqua une forte pression sur ses yeux avec la paume de ses mains, espérant apercevoir ces étoiles si réconfortantes.

« Ah, j'ai touché une corde sensible à ce que je vois. »

Agacée, elle ouvrit les yeux, se tournant brutalement vers son interlocuteur.

« En quoi ça te regarde exactement ?
- Oh oh, doucement. Je te veux pas de mal c'était juste une remarque, déclara-t-il en levant les mains en reddition. »

Elle prit quelques moments pour l'observer, calculant sa sincérité. Dans l'obscurité, elle pouvait distinguer ses yeux verts perçants, dirigés droit vers les siens. Ses boucles rousses lui tombaient délicatement sur le front. Le rictus au coin de ses lèvres contrastait avec les traits forts de son visage. Il se moquait ouvertement d'elle.
Il lui tendit sa cigarette à moitié consumée en signe de paix. Elle la saisit entre son pouce et son indexe et l'écrasa violemment sur le sol. Son rictus tomba.

« Eh, ça coûte cher ces trucs là tu sais !
- Je suis pas très fan des fumeurs.
- Ok, ok. Hop, plus de clopes, dit-il en rangeant son paquet dans la poche de sa veste. »

Elle hocha la tête en signe de remerciement. Le silence retomba.

« Will, se présenta-t-il en lui offrant sa main ;
- Anastasia, répondit-elle en l'ignorant complètement ;
- Tu vas pas me demander comment je connais la mariée ?
- Honnêtement ? J'en ai carrément rien à faire.
- Tres bien. Je la connais d'Evan, tu connais Evan ?, elle secoua la tête. Ah, c'est un peu étonnant si tu veux mon avis. C'est le fils d'Ellie, ton nouveau grand frère. »

Il fallait qu'Eleanor ait un fils.

« Ton père l'a épousée il y a à peine deux heures et tu n'savais pas qu'elle avait un fils ?, rit-il ;
- J'étais pas vraiment en état de prêter attention à ce qui m'entourait ces trois dernières années.
- Ah oui, on m'en a parlé. Je suis sincèrement désolé, il posa sa main sur le genou d'Anastasia. Ma mère est morte quand j'avais à peine dix ans, je sais ce que ça fait. »

Elle serra délicatement sa main, lui offrant un simple sourire se voulant réconfortant. Ils restèrent ainsi quelques temps, le son étouffé de la musique et les étoiles pour seule compagnie.

« Où est-ce que tu vas à la rentrée ? demanda-t-il ;
- A l'université tu veux dire ?
- Oui, pour savoir si j'aurai le plaisir de ta compagnie toute l'année, sourit-il ;
- Je transfère de l'Université d'Edimbourg à Oxford pour continuer le droit. Et toi ?
- Pardon madame ! J'entamerai ma dernière année d'ingé là-bas aussi à la rentrée.
- Pas mal non plus, sourit-elle doucement. Je pense que je vais rentrer.
- T'as raison, il commence à faire frais ici, déclara-t-il en se levant. »

Il lui tendit une main, l'autre époussetant son pantalon. Elle la saisit, se remettant difficilement sur ses pieds.

« Ma robe, ça va ? demanda-t-elle un peu paniquée ;
- Tu es tres jolie.
- Ça ne répond pas à ma question, elle posa ses mains sur ses hanches ;
- Tu es parfaite, que ce soit ta robe ou toi. »

Elle baissa la tête, légèrement gênée, un petit sourire aux coins des lèvres, puis tourna les talons en direction de la porte.
Elle retrouva sa place aux côtés de son père. Il lui offrit un tendre sourire et lui saisit doucement le bras.

« Tout va bien, mon croissant de lune ?
- Tout va très bien, assura-t-elle. »

Il sembla satisfait et reporta son entière attention sur sa nouvelle épouse, laissant cette sensation de vide bien trop familière consumer une nouvelle fois sa fille unique.

La réussite des astresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant