Chapitre 1
Kaz
L'odeur sucrée du parloir menaçait de lui faire couper court aux négociations. Une vanille acre, sirupeuse et surdosée qui lui prenait les sinus, remontait douloureusement le long de ses tempes. Venait-elle des rideaux de velours, des tentures de soies aux murs, ou tout simplement de cette horrible femme ? Kaz Brekker inspira profondément, resserrant sa main gantée sur le pommeau de sa canne.
Heleen Van Houden affichait un air satisfait, une suffisance en creux des lèvres. Elle l'observait par en dessous, cobra prêt à mordre au tout venant. Son poignet cerclé de bracelets clinquants survola les liasses de billets dans la valise.
D'un geste abrupt, elle écrasa son cigarillo, les yeux brillants. Ses doigts s'engouffrèrent bruyamment le long d'un compte méticuleux, une moue avide en travers des lèvres. L'appât du gain. Kaz Brekker l'avait lu de nombreuses fois, sur de nombreux visages. Mais rarement aussi prononcé que sur celui de cette femme.
— Per Haskell aurait pu se déplacer en personne, s'il tenait tant à mon lynx, maugréa-t-elle.
Des difficultés, c'était à prévoir. Kaz resserra sa prise sur les événements.
— Ses obligations le retiennent hors de Ketterdam, je suis son représentant.
Il sentit qu'Heleen prenait le temps de le jauger, de toute sa hauteur, une raideur souveraine au creux des épaules. La plupart des gens craignaient l'autorité de cette femme. Mais Kaz ne cilla pas, la laissant s'incliner la première. Un sourire de reptile zébra les lèvres de la maquerelle.
— Tu entends ça Inej ? Et bien ma fille, j'ai comme l'impression que ton nouveau patron ne manque pas d'aplomb. Peut-être auras-tu la chance qu'il te réserve pour lui seul ?
La jeune fille baissait les yeux, ployée sous le joug du silence. Les cheveux défaits, enveloppée de soies et broderies, la voilure du tissu ne laissait aucun doute sur les contours de ses formes. Ni sur l'usage qui leur était réservées, ici à la Ménagerie. Kaz fronça les sourcils.
— Elle n'a pas d'autres vêtements que ceux-là ?
— Bien sûr que non. Je n'avais pas prévu de me débarrasser d'elle et pour tout te dire, son départ provoquera quelques mécontentements. Elle était souvent redemandée. Je suis certaine qu'elle vous donnera toute satisfaction.
Kaz hocha la tête, pressé d'en finir. L'instant d'après, ses mains gantées se défirent de son manteau. Et sans un regard, son pas boiteux vint se placer derrière la jeune fille, lui couvrant les épaules.
— Allons-y, murmura-t-il sèchement.
Il la vit lever les yeux, tremblante. D'instinct, ses mains se resserrèrent sur cette veste apparue brusquement pour la protéger des regards. En elle, une bataille pour la compréhension faisait rage, il pouvait le sentir par-delà son silence.
Kaz posa les yeux sur elle, impénétrable. Elle les soutint quelques secondes, avant de les baisser pudiquement, ce qui arracha un rire à la maquerelle.
L'impatience le gagna. D'un geste brusque, il s'avança, lui arrachant presque des mains le contrat. Une dernière vérification sur la signature et ses doigts gantés plièrent le papier, rangé prestement dans sa poche.
Tournant ses yeux vers la jeune fille, il se fendit d'un signe de tête, lui intimant de le suivre. Sans un bruit, elle s'engagea à sa suite.
— Et bien tu ne m'embrasses pas petite lynx ? siffla Heleen.
Kaz immobilisa ses pas. Des difficultés, encore. Le silence dévora soudain la pièce. La taulière toisait son lynx, l'air mauvais, une litanie perfide au bord des lèvres. Derrière lui, la jeune fille fixait sa maquerelle, un mélange de haine et de terreur au fond des yeux.
Kaz brisa le silence.
— Elle n'a pas l'air d'en avoir envie. Et pour tout vous dire, je la comprends. Au revoir.
Et ce fut tout. Kaz sentit les jambes de la jeune fille trembler lorsqu'ils passèrent la porte. Un feulement de rage éclata derrière eux.
— Ne fais pas tant le fier Brekker, c'est mauvais pour les affaires ! Et il se pourrait qu'on se retrouve.
Pour toute réponse, il la salua du chapeau. Un dernier regard offert sur les tapisseries de soie des murs, et la jeune fille engagea ses pas sans se retourner.
Kaz ouvrait la marche, le menton droit, indifférent, déambulant dans ces couloirs de stupre et de velours. Le bruit de sa canne martelait le sol, ne manquant pas d'attirer l'attention. Plusieurs paires d'yeux se tournèrent vers eux. Ceux d'un vieux mercurien, paré d'une belle ravkienne aux formes ondulantes, un masque de renarde en travers des cils. Deux autres jeunes femmes, à moitié déshabillées, badinaient avec un groupe de trois hommes en haut de formes. Kaz reconnut l'un d'eux, silhouette célèbre chez les notables de la ville. Il rangea cette information dans un coin de sa tête, certain de pouvoir s'en servir contre lui le moment venu.
Des rires fusèrent au bout du couloir. Kaz ne tourna même pas les yeux. Une jeune fille Shu, entièrement nue, déroulait ses hanches sur le tapis, coursée par un homme à peine plus âgé que lui, la mise bien modeste.
Kaz fronça les sourcils.
Se payer les charmes d'une des femmes de la Ménagerie, maison close la plus chère de la ville, n'était pas à la portée de toutes les bourses. Par chance, si aucun de ses hommes n'avaient fréquenté les lieux, sa toute nouvelle recrue se glisserait sans heurts ni fracas au sein des Dregs. Dans le cas contraire, il aviserait.
Une nouvelle vague de rires le fit tressaillir. Kaz déglutit. Deux mois qu'il venait régulièrement arpenter les murs de cet endroit, et il ne s'y faisait toujours pas. Tout y était sordide, de la couleur poudrée des plafonds aux cris qu'on entendait derrière les murs.
Kaz pressa le pas. Derrière lui, la jeune fille baissait la tête, sourde au regard de ses consoeurs. Ils dévalèrent les escaliers. L'une d'elle osa s'approcher d'eux. La biche au regard triste, une de celles qui lui avaient donné les informations les plus précieuses, hier soir.
— Inej... murmura-t-elle en lui tendant la main.
Elles se serrèrent dans les bras. Kaz fut soulagé de ne pas devoir mettre fin à cette effusion. La jeune fille se dégagea d'elle-même, prête à le suivre sans qu'il ne l'y oblige. Voilà qui rendrait les choses encore plus faciles. Ils se hâtèrent vers la sortie.
Bien sûr, un homme de main, molosse de muscles et de vice, gardait l'entrée. Heleen l'avait sans doute placé là aux aguets, argument massif de dissuasion, et au regard qu'il posa sur la jeune fille, Kaz comprit que l'homme la connaissait sans doute un peu trop bien. Surgie de nulle part, une sensation lourde, viscérale, l'accabla. Une infection, un vent de répulsion reflua dans ses narines. Quelque chose en lui détesta profondément cet homme.
Ses pas s'immobilisèrent, à hauteur d'yeux. Kaz resserra sa main sur sa canne. Tel un rapace, il se posta face à lui, et sans un mot, lui intima de s'écarter. L'homme le jaugea, sans doute plus intimidé par ses manières de mercurien que par les directives qu'il avait reçu. La jeune fille retenait son souffle.
Et lorsqu'il fit jouer la serrure et que la porte s'ouvrit sur l'extérieur, il la sentit de nouveau respirer, un pas franchit vers la liberté.
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Le corbeau sur la rampe
FanfictionDepuis lors, Inej s'était sentie tomber, prise dans une valse de flots déroutants, entre distance et présence, discussions et silences, ouverture et barricades. Kaz Brekker menait la danse d'une relation qui chaque jour lui devenait plus claire.