Prendre les choses à rebours

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Chapitre 12

Inej



Inej fixait de ses yeux noirs l'horizon. Il s'étendait, à perte de vue, ouvert sur la mer, depuis les quais de Ketterdam. Des quais familiers, rassurants, ronde de pavés qu'elle avait arpenté souvent ces derniers mois. Un paysage haï autant qu'aimé, qu'elle quitterait bientôt.

L'atmosphère était différente dans les rues du Lid, aux abords du port. Plus cossue, mais aussi plus travailleuse, honnête. Nombreuses silhouettes s'y affairaient, marins, ouvriers et mercuriens s'y mélangeaient. De nouvelles cargaisons, remplies de barils et de coffres en tous genres touchaient terre, tandis que de nouveaux navires hissaient les voiles, en partance loin de l'île de Kerch. Inej pinça les lèvres.

Elle avait fait partie de ce commerce, quatre ans plus tôt, foulant cette nouvelle terre, sombre et inquiétante, des chaines aux pieds. L'idée de prendre les choses à rebours, de régler ses comptes, vengeance personnelle aux allures philanthropes, lui plaisait tant qu'elle s'était demandée pourquoi ce dessein ne lui avait pas traversé l'esprit plus tôt. Poursuivre les trafiquants jusqu'aux confins des mers. Mettre tout bonnement fin à l'esclavage, à la seule force de ses actes et de sa volonté, voilà la genre de destin qu'elle aurait du convoiter et ce, depuis toujours.

Perchée sur les hauteurs du débarcadère, proche de la digue de la tour de garde, Inej distinguait les trois mâts de son bateau, fièrement amarré au mouillage 22. Son propre bateau... Depuis les semaines qu'il l'attendait, impatient de prendre la mer, elle était venue le contempler, s'enquérir de lui, vérifier qu'il était toujours là, à flots dans le port. Au début de loin, mais chaque jour. Et désormais moins souvent, mais de bien plus près, n'hésitant pas à monter à son bord lorsque l'envie lui prenait.

Les dockers s'étaient retournés sur son passage, sifflement aux lèvres. Inej avait levé les yeux au ciel. Grâce à Kaz Brekker, elle ne craignait plus ces hommes-là. Et bientôt, elle savait qu'eux la redouteraient, lorsque ses atours de capitaine se liraient dans sa posture, sur ses vêtements. Pour le moment, elle préférait rester en marge de cette idée, à l'ombre d'une aura d'innocente inconnue. Car après tout, qui pouvait prédire pour combien de temps encore il lui serait possible de s'effacer sous ce vernis de jeune fille ordinaire ?

Y a jamais rien eu d'ordinaire chez toi aurait soufflé Kaz si elle lui avait partagé cette pensée. Sans doute avait-il raison, comme souvent. Tout avait été insolite, invraisemblable, dans le tour que les choses avaient pris au sein de sa vie. Acrobate, esclave, fille de joie, espionne, tueuse, reine des voleurs...

Tout arrive pour une raison, avait murmuré sa mère, en larmes, au son des confidences qu'elles s'étaient partagées, la nuit de leur retrouvailles. Inej avait tant pleuré, ce jour-là, tête enfouie dans les bras de son père, de sa mère, puis dans ceux de Jesper et de Wylan, en sanglots sur la table du salon.

Kaz était resté en marge de ce théâtre de larmes, menton digne et sourcils froncés. Mais il lui avait tenu la main, avant, après, pendant, architecte de ce bonheur inespéré.

Ses parents avaient ouvert des yeux ronds, avaient ri, pleuré, sautant d'une émotion à l'autre, cette nuit-là.

Wylan les avait gentiment installés au manoir, pour une durée indéterminée. Elle ne le remercierait jamais assez, d'avoir tant pris soin d'eux. Tous deux s'étaient longuement parlés, le soir, à la lumière des candélabres. A peu près en même temps, Wylan aussi avait retrouvé sa mère. Ils avaient marché ensemble sur ce chemin déroutant qu'était la désescalade du deuil, un deuil qui n'aurait jamais du être. L'idée de quitter son soutien, solide, la peinait. Voguer loin de l'amitié de Jesper serait aussi une épreuve.

Le corbeau sur la rampeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant