L'architecte et le jardinier

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L'Éditeur se promenait dans un parc avec quelques-uns de ses disciples, quand ils virent deux hommes se disputer férocement. L'un d'eux portait un jean à bretelles et un crayon derrière l'oreille. Le second avait un chapeau en paille, un pantalon vert et mâchonnait un épi de blé.

« Tu improvises tout le temps, dit l'homme au crayon à celui dont la tête était couverte par le chapeau en paille. Comment veux-tu faire un travail conséquent ! Tu vas abandonner à mi-chemin, ou bien tu vas opter pour un autre concept sans réfléchir. C'est du travail d'amateur, de fumiste ! Parce que tu plantes trois fleurs au pif, tu penses que ça va donner un arbre ? »

À quoi l'autre rétorqua :

« Tu souffres sans y prendre aucun plaisir, et tu te permets de me donner des conseils ! Comment veux-tu faire quelque chose d'organique ! Quand tu auras empilé toutes tes pierres les unes sur les autres, conformément à ton plan, tu t'apercevras que tu avais oublié de mettre une porte. Tu n'es rien d'autre qu'un masochiste prétentieux, et tu appelles ça du Beau ! »

L'Éditeur s'approcha alors que les deux hommes commençaient à s'étrangler, sous les yeux d'une famille réunie autour d'un banc. Les parents, épuisés par leurs quatre ou cinq bambins (difficile de compter tant ils couraient vite) observaient la dispute avec une sorte de soulagement malsain.

L'Éditeur fit un geste. Les deux antagonistes le virent, et se séparèrent. L'Éditeur s'adressa au premier :

« Tu es un jardinier, et tu aimes ce que tu fais, mais tu n'aimes guère planifier – ou bien tu ne t'en sens pas capable. »

Puis il se tourna vers le second :

« Tu es un architecte qui prévoit tout, à la virgule près, car tu as peur de l'inconnu. »

Les deux hommes se turent, gênés. L'Éditeur profita du répit pour reprendre :

« Il y a bien longtemps, il y avait une femme nommée Alexandra. Elle avait construit la plus grande Bibliothèque qui ait existé dans cette partie du monde. Une merveille ! Ce n'était plus une Bibliothèque, c'était un palais des livres. Nul ne peut dire aujourd'hui combien d'ailes avait ce monument, combien d'étages, combien de tours. Emportée par son élan créateur, elle construisait encore et encore, esquissant des plans à la va-vite pour un résultat étrange et unique, mais absolument magnifique. Elle alla jusqu'à mettre en place des jardins sur les toits. Les jardins devinrent une forêt ; une forêt perchée à plusieurs dizaines de mètres de hauteur, formant une barrière végétale contre les rayons ardents du soleil. Les gens pouvaient s'y promener tout en lisant des livres. Certains se perdaient, ils erraient pendant des heures avant de retrouver leur chemin vers les étages du dessous. Alexandra, pleine de génie, avait allié le végétal avec le minéral, la pierre avec la plante. Inconsciemment, elle avait compris que l'alliance des deux était indispensable pour que son œuvre soit achevée. »

À l'écoute de la parabole, l'architecte et le jardinier hochèrent la tête. Ils avaient compris qu'opposer les talents de l'un à celui de l'autre était futile. Tous les deux gagnaient à s'entraider, à apprendre l'un de l'autre.

L'un des disciples de l'Éditeur demanda :

« Seigneur, je n'ai jamais entendu parler d'une telle Bibliothèque, d'une telle Merveille du monde. Que lui est-il arrivé ?

– Ce qui arrive à toutes les Bibliothèques, tôt ou tard, répondit l'Éditeur. Elle a brûlé. Alexandra n'avait pas respecté les normes de sécurité. Ainsi donc, je vous le déclare : avant de vous acharner des mois entiers sur un travail, pensez à protéger votre œuvre. »

Les Cavaliers de l'ÉditocalypseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant