Le jugement du corsaire Solomon

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Dans les temps qui précédèrent la venue de l'Éditeur, il y avait un homme très sage et très réputé : il s'agissait du capitaine corsaire Solomon Ken.

Solomon était un homme unique en son genre. Grand, maigre, le teint blafard sous des vêtements noirs, il ne se séparait jamais de son sabre ni de ses deux pistolets, pas même pour dormir - ce qui avait endommagé plusieurs matelas, et embroché l'une de ses maîtresses suite à une malencontreuse confusion.

Il était le capitaine du brick Le Haut Long-Nez volant, dont les dix-huit canons avaient coulé bien des ennemis. Lorsqu'ils apercevaient les deux mâts torturés bien reconnaissables, les capitaines qui avaient un minimum de bon sens prenaient les voiles. Les exploits de Solomon s'étaient fait connaître sur toute une partie du globe. Il n'avait pas seulement tué le dernier Tylosaurus, des dizaines d'anadiploses et plusieurs sirènes rampantes ; il avait abordé ou coulé un nombre incalculables de navires. C'était un homme de goût : il ne dérobait que les biens précieux, et détruisait ceux qui lui paraissaient médiocres.

Et ils étaient nombreux, ceux qui lui paraissaient médiocres.

Celui que l'on surnommait « le Fléau des huit mers » commandait son équipage de cinquante hommes d'une main de fer. Il ne reconnaissait ni Dieu, ni maître sur son navire ; et pourtant, il suivait les préceptes de l'Éditeur avec une dévotion toute particulière. À chacune de ses escales, les habitants se pressaient autour de son navire afin de lui demander conseil. Il arrivait même que certaines victimes de ses exactions en haute mer viennent à lui, tant sa sagesse était réputée.

Les gens s'attroupaient sur les quais, les pontons, et parfois montaient à bord de chaloupes qui patientaient autour du Haut Long-Nez volant, avides d'écouter le célèbre corsaire. Souvent, il s'adressait à la foule depuis le gaillard d'arrière, ou bien il s'asseyait négligemment sur la balustrade, ses deux bottes de cuir se balançant dans le vide. Et là, empoignant le crâne d'un Médiocre tué au combat qu'il aimait à remplir de rhum, il parlait. Sa voix puissante s'entendait de loin, couvrant le vacarme des ports : les cris de marins à la manœuvre, les aboiements impatients des officiers, les coups de canon, le grincement des mâtures bercées par la brise. D'ailleurs, dès que l'on savait Solomon Ken dans les parages, l'activité portuaire s'estompait. On l'écoutait avec autant d'avidité que, plus tard, on écouterait l'Éditeur lui-même.

Il parlait des Conditions d'Acceptation du Manuscrit, de l'Éditocalypse annoncée par les prophètes, et des trois Héros qui un jour rétabliraient l'équilibre dans l'Éditocratie à venir. Il donnait des conseils sur les techniques d'écriture, la construction de personnages ou d'univers. On aimait beaucoup l'entendre commenter des textes diffusés par certains politiciens orgueilleux ; ceux-ci étaient rarement bons, et Solomon n'était jamais tendre.

Parfois, des individus plus hardis ou plus présomptueux que les autres lui apportaient leurs manuscrits afin qu'il donne son avis. Il en lisait l'incipit à haute voix, devant une foule attentive, avant d'en donner son avis. Si le texte lui paraissait bon, il encourageait l'auteur. Si le texte lui paraissait mauvais, en revanche, le manuscrit était jeté à la flotte - et, si l'auteur avait le malheur de protester, il était capturé et pendu à la grande vergue. Car Solomon représentait l'Éditeur lui-même, et l'on ne contredisait pas l'Éditeur de Toutes Choses. Les autorités portuaires laissaient faire. Elles étaient trop lâches ou trop sensées pour résister au corsaire.

Sélectionner les plus beaux moments oratoires de Solomon serait aussi vain que vouloir déterminer ses plus grandes prouesses en mer. Toutefois, le jugement le plus célèbre fut sans doute celui qu'il émit au port du Harve, après avoir défait les vaisseaux du royaume du SFFF. Cet épisode est connu comme celui des deux Auteurs.

Ce jour-là, deux hommes se fendirent un passage à travers la foule jusqu'au Haut long-Nez volant. Parvenus à portée de voix du brick, ils en appelèrent à grands cris à la sagesse de Solomon.

Les marins du fameux navire voulurent lyncher les deux misérables qui avaient eu l'impudence d'interrompre leur capitaine. Cependant, celui-ci, intrigué par la mine furieuse des deux nouveaux venus, retint ses hommes et décida de les écouter.

« Capitaine Solomon ! clama l'un d'eux en tendant un manuscrit. Ce voleur s'attribue l'écriture de mon roman.

- Que nenni ! rétorqua le second. C'est bien moi qui l'ai écrit, espèce de menteur !

- Médiocre !

- Imbécile ! »

D'un geste, Solomon rétablit le silence. Sur les quais, la foule ne perdait rien de la scène. Les gens se serrèrent pour mieux voir, et l'affluence déjà dense en devint presque étouffante en dépit de la brise marine.

Le capitaine corsaire ordonna à son second de lui apporter l'objet de la contestation. L'homme obtempéra. Il descendit du brick, demanda le fameux manuscrit aux deux auteurs qui le lui cédèrent à contrecœur, puis remonta auprès de son capitaine qui patientait sur le gaillard d'arrière du Haut Long-Nez volant tout en buvant son rhum dans son crâne-verre.

Solomon prit le manuscrit et en parcourut les premières pages. Le texte était indubitablement médiocre. Il hésita à jeter ce torchon à l'eau, afin de purifier le monde de la Littérature, mais il se reprit. Cette rivalité entre les deux prétendus auteurs l'intéressait, et il souhaitait en connaître le dernier mot.

Il leva le manuscrit à la vue de tous :

« Je connais un moyen de satisfaire tout le monde. Coupons ce livre en deux, et donnons-en la moitié à chacun d'entre vous. »

L'un des hommes répondit :

« Je rends gloire à votre jugement, ô Solomon. »

Mais le second éclata en sanglots. Il se mit à genoux, sous l'œil narquois des spectateurs :

« Pitié, capitaine ! Ce manuscrit m'a demandé trop de travail ! Donnez-le à ce bandit, en entier, plutôt que de le trancher en deux ! »

Le désespoir de l'homme toucha Solomon. Il se tourna vers l'autre prétendant :

« Tu m'as menti en prétendant avoir écrit ce manuscrit. Tu en paieras le prix. »

Il fit un signe à ses marins, qui se précipitèrent vers le menteur. Celui-ci comprit le danger et voulut disparaître à travers la foule, mais celle-ci se resserra. Les gens n'étaient pas seulement là pour écouter les sages paroles de Solomon ; ils adoraient assister à des châtiments.

Le menteur fut saisi par les marins, poussé à bord du Haut Long-Nez volant, et on le pendit à la grande vergue sans autre forme de procès.

Puis Solomon Ken, satisfait, se tourna vers le véritable auteur qui tremblait de tous ses membres. L'autre comprenait qu'il s'en était fallu de peu que ce soit lui qui balance au bout d'une corde.

« À présent que justice est faite, il ne te reste qu'à retravailler cet excrément que tu appelles une œuvre. »

Il tendit le bras, et jeta le manuscrit à la flotte.

Les Cavaliers de l'ÉditocalypseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant