La garde à vue

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Après son arrestation, l'Éditeur fut emmené au commissariat, sous bonne escorte. On le guida vers un bureau à la porte fermée. L'officier en civil toqua, une femme cria d'entrer, et ils entrèrent ; l'officier d'abord, puis l'illustre prisonnier suivi d'un policier en uniforme et à la mine patibulaire.

Le fauteuil derrière le bureau était vide, aussi l'Éditeur ne vit-il pas immédiatement celle qui avait parlé. Une femme dans les quarante ans, vêtue d'un jogging et d'un T-shirt moulant, qui s'étirait sur un tapis rectangulaire en mousse. Elle s'interrompit à l'arrivée des nouveaux venus. Elle se leva, attrapa une serviette, s'essuya le front avant de s'affaler dans le fauteuil.

Elle ordonna à l'Éditeur de s'asseoir sur la chaise en bois face à elle.

Il obéit.

Il se savait en mauvaise posture, mais il garda son calme. Il attendit que les deux policiers qui l'avaient emmené ici partent ; ils ne partirent pas. Il haussa les épaules, dévisagea la femme, et commenta :

« J'ignorais que les flics faisaient de la gym pendant leur temps de travail.

– Je suis comme ça. Je ponce Pilates à longueur de journée.

– On écrit « Je pense Pilates », soupira l'Éditeur.

– Désolée, l'orthographe n'est pas mon fort.

– Ça se voit.

– Oh, moi, votre avis, je m'en lave les mains. D'ailleurs, vous-même (son doigt écorna bruyamment un épais dossier devant elle), vous-même avez vos propres vices.

– Je ne suis qu'un ardent défenseur de la vraie littérature. »

Elle rongea pensivement un stylo, avant de demander :

« Êtes-vous l'Éditeur de Toutes Choses ?

– C'est vous qui l'avez dit.

– Dites-moi, monsieur... ou « Seigneur », comme on aime à vous appeler dans votre bande de fanatiques... Pourquoi vous n'aimez pas la poésie ?

– Parce que c'est de la merde.

– Avez-vous déjà lu de la poésie ?

– A-t-on besoin de renifler le caca pour en comprendre la nature ?

– Vous m'agacez.

– Je ne suis pas là pour vous amuser. Quels sont les faits qui me sont reprochés ? »

Elle posa bruyamment son stylo sur le bureau, avant de montrer l'épais dossier face à elle :

– Vous êtes sérieux ? Vous me posez la question ?

– C'est assez rare, je l'avoue. D'ordinaire, c'est à moi que l'on pose des questions.

– Oui, j'ai cru comprendre que vous étiez un monsieur Je-Sais-Tout.

– Et donc, que me reproche-t-on ?

– Oh, des broutilles. Licenciement illégal, vol d'un âne, appel à la haine contre les poètes...

– Au mépris, rectifia l'Éditeur.

– ... Violences sur plusieurs personnes, dont un étudiant qui a fini aux Urgences...

– Pour ma défense, il avait commis des fautes d'orthographe.

– ... Trouble à l'ordre public lors d'un salon littéraire...

– Des vendeurs de mauvaise littérature.

– ... Polygamie...

– Polyamour, plutôt. »

L'officière de police le dévisagea froidement :

– Vous savez que votre amante officielle, Emma Weston, est âgée de seize ans ?

– Elle paraît plus âgée.

– Oui, je vois, l'excuse classique. »

Elle reprit son stylo et recommença à le mordiller.

« D'après mon collègue, votre comportement de ce soir ajoute pas mal d'éléments à la liste. Violences à l'égard de représentants de l'ordre dans l'exercice de leurs fonctions, départ d'un restaurant sans payer, et, le meilleur pour la fin, homicide volontaire de l'un de vos amis sous les yeux même de la police... Si ce n'est pas du flagrant délit dans les règles de l'art, ça...

– Le Moche est mort ?

– Laid, voulez-vous dire ? Ça n'a pas l'air de vous émouvoir plus que ça. Oui, il est décédé dans l'ambulance qui l'emmenait à l'hôpital. J'ai eu l'information juste avant que vous ne débarquiez ici.

– Vous paraissiez plus occupée par votre gym.

– On peut faire du Pilates et téléphoner en même temps.

– Soit. Que va-t-il m'arriver ? »

La femme ordonna aux deux policiers de quitter le bureau. Ils obéirent aussitôt. Elle reprit, d'une voix plus basse :

« Avec le nombre conséquent de témoignages contre vous, vous êtes assez mal barré. Vous risquez de partir en prison pour un sacré bout de temps. À moins que...

– Oui ?

– ... Que vous n'acceptiez de publier mon recueil de poèmes.

– Diantre. Parce qu'en plus, vous écrivez de la poésie ?

– Il y a un mal à ça ?

– Du tout. Après tout, tout le monde défèque de temps à autre. »

Elle le fusilla du regard.

« Le choix dépend de vous, Seigneur.

– Est-ce bien légal, tout ça ?

– On pourra toujours prétendre que vous avez un frère jumeau. Il y a des précédents dans pas mal de romans policiers.

– Je vois. Montrez-moi un peu ce que vous écrivez. »

Sans bouger de sa chaise, elle attrapa un dossier relié qu'elle tendit à l'Éditeur. L'Éditeur s'en saisit, l'ouvrit, et lut. Il le referma presque aussitôt.

« Jamais je ne publierai cette merde.

– Soit. Vous souhaitez un avocat commis d'office, ou vous connaissez quelqu'un ?

– Peu m'importe.

– Vous faites le mauvais choix.

– Ah merde, je vous le déclare : ma Maison d'Édition peut survivre quand bien même j'irais en prison. En revanche, si je venais à publier vos excréments que vous appelez de la poésie, ma Maison coulerait. Mon choix est fait, et je ne changerai pas d'avis.

– Ah merde, je vous rétorque : tous les personnages qui parlent comme ça changent d'avis au début du chapitre suivant. »

L'Éditeur ouvrit des yeux choqués :

« Mais pour qui vous prenez-vous, à parler comme moi ? »


Les Cavaliers de l'ÉditocalypseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant