Le Dernier Dîner

4 1 0
                                    

Suite à son retour du Pays de la Nullité (et à sa sortie de garde à vue), l'Éditeur de Toutes Choses avait pu se mettre d'accord avec ses disciples pour une soirée le jeudi soir. Ces derniers avaient invité leurs compagnes ou compagnons, et c'est ainsi qu'ils se retrouvèrent tous dans une pizzeria. Ils étaient quinze. L'Éditeur était assis en bout de table, comme il seyait à son statut. À sa droite était Emma, Celle Que l'Éditeur Aimait. À sa gauche était Faustine. Plus loin étaient Ahmed, Justin, Laid (celui que l'Éditeur appelait le Moche), et les autres.

L'Éditeur était, comme toujours, au centre de l'attention. Il leur contait une étrange coutume du Pays de la Nullité, qui s'était exportée ici sous le nom de « resto basket », et qui consistait à partir d'un restaurant sans payer. Le serveur, au cours de ses va et vient, le regardait d'un œil suspicieux, mais l'Éditeur ne lui accordait pas le moindre regard.

Le vin coula à flots ce soir-là, et les pizzas qui s'appesantirent sur leurs estomacs ne suffirent pas à maîtriser leur ébriété. On parla de tout et de rien au cours de ce terrible repas, d'édition, d'écriture, de polyptotes, de Tylosaurus, de nourriture, de sexe, de géographie, de genres littéraires, de genre tout court, et encore de sexe.

Puis, à la fin du repas, après avoir vidé son verre de rouge cul sec, l'Éditeur imposa le silence :

« Ah merde, je vous le déclare, l'un d'entre vous va me trahir. »

L'annonce fit un froid. Quelques clients leur jetèrent des regards curieux depuis leurs tables.

Emma fut la première à rompre le malaisant silence :

« C'est une blague ?

– Seigneur, ajouta Ahmed, qui d'entre nous te trahirait ? Nous t'aimons tous comme notre père. Plus que notre propre père. Le mien était un saligaud, de toute façon.

– Et puis, renchérit Justin, qu'aurais-tu fait qui prête à une trahison ? »

L'Éditeur regarda Justin, et répondit :

« Cela ne te regarde pas. »

Faustine haussa les épaules :

« Ben alors quoi ? L'est où, le problème ? »

Les apôtres se mirent tous à parler en même temps. Seul garda le silence Laid, Celui Que L'Éditeur N'Aimait Pas Des Masses. Le visage penché sur son assiette où subsistaient trois parts de pizzas, il était rongé par la culpabilité. L'Éditeur le dévisagea. Il savait.

Il savait que, parmi eux, Laid était le seul qui ne lui vouât pas une adoration sans limites. Emma et Faustine avaient donné leurs corps et leur âme à l'Éditeur ; Ahmed faisait celui qui n'avait rien vu lorsque Faustine le trompait avec l'Éditeur ; Justin gardait le silence lorsque l'Éditeur émettait des plaisanteries racistes ; mais Laid, lui, haïssait secrètement l'Éditeur. Il lui en voulait d'avoir, un jour, expliqué que son style était mauvais, son imagination desséchée et son talent inexistant. Laid s'était lancé secrètement dans l'Auto-Édition, espérant voir son talent reconnu par le lectorat, à défaut de l'être par l'Éditeur. En vain. Ses déconvenues littéraires l'avaient rempli d'amertume et décuplé sa haine pour l'Éditeur. Au point de le dénoncer en échange de trente euros.

L'Éditeur le savait. Car on ne pouvait rien lui cacher. Laid s'était confié à Faustine, dans des circonstances assez troubles ; Faustine, dont la fidélité à l'égard de l'Éditeur avait toujours été considérable, Faustine avait aussitôt rapporté ses propos à son illustre amant.

L'Éditeur continuait à observer le Moche du coin de l'œil, tandis que ses autres disciples se disputaient. « T'as toujours été un faux-jeton », disait l'un ; « J't'ai vu aller au commissariat, une fois », répliquait l'autre.

Ahmed se tourna vers l'Éditeur :

« Seigneur, je peux te jurer que je te te trahirai jamais, moi !

– Ah merde, Ahmed, je te le déclare : avant que le soleil ne se soit levé, tu auras dégueulé trois fois.

– Seigneur, je ne comprends pas le rapport.

– Tu ne comprends pas grand-chose, mon cher Ahmed. »

Emma se pencha vers lui et murmura :

« Dis-moi qui c'est qui va te trahir, et je lui péterai la gueule.

– Ah merde, Emma, tu fais un mètre cinquante et tu as la peau sur les os.

– Dis-moi quand même, et j'essaierai.

– Emma, m'aimes-tu ?

– Grave.

– Emma, m'aimes-tu ?

– Oui, tu sais que je t'aime.

– Emma, m'aimes-tu ?

– Seigneur, je crois que tu es bourré. Voilà trois fois que je te réponds par l'affirmative.

– Pardon », dit l'Éditeur.

Il décida de se lever, et quitta la pizzeria. Ses disciples, inquiets de le laisser partir dans cet état, se précipitèrent à sa suite.

Aucun ne songea à payer la note.

À la sortie du restaurant, ils virent deux voitures de police, gyrophares allumés. Les agents de l'ordre observèrent cette bande d'ivrognes et se tournèrent vers leur chef, lequel, habillé en civil, un brassard orange fluo au bras, demanda :

« Lequel parmi vous est le roi des cons ? »

Les disciples se dévisagèrent.

Alors, Laid se précipita vers l'Éditeur et lui déposa un baiser sur les joues.

« Ah, le Moche, répugnant traître, répliqua l'Éditeur. Voilà la manière dont tu me trahis. »

Il lui adressa un savant crochet du droit qui envoya l'infâme Auto-Édité sur le trottoir. La tête de Laid heurta brutalement le goudron, et il ne bougea plus.

« Arrêtez-moi ce con », ordonna l'officier en civil.

Les disciples protestèrent.

Les policiers brandirent leurs armes.

Les disciples s'éparpillèrent.

L'Éditeur ne se laissa pas faire, mais, seul contre tous, il ne put résister longtemps.

Lorsque les représentants de l'ordre furent parti avec leur saint prisonnier, le serveur de la pizzeria sortit s'en griller une en grommelant :

« Évidemment, sur les quinze il n'y a eu personne pour payer. Putains de hippies. »


Les Cavaliers de l'ÉditocalypseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant