La curiosité d'Armand et Maeve

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Il fut un temps où l'Éditeur n'avait pas encore de disciples, mais où il avait des amis. Armand et Maeve étaient deux d'entre eux. Ils aimaient écrire, mais sans prétention. Leur truc, c'était plutôt le dessin.

Ils prenaient souvent l'apéro chez l'Éditeur. À chaque fois, ils tombaient en admiration devant son immense bibliothèque : tous les livres avaient été publiés par leur propriétaire. Chose difficile à croire, car ces livres se comptaient par milliers, entourant le vaste salon comme pour en renforcer les murs.

Mais ce n'était pas tout : car des étagères se trouvaient également au beau milieu de la salle de séjour, soutenant le plafond comme des piliers irréguliers, ou plutôt comme des arbres tant leur irrégularité avait quelque chose de naturel ; comme s'ils avaient poussé là au lieu d'être placés. Armand et Maeve avaient souvent l'impression de se déplacer au milieu d'un jardin des livres. Ils ne se lassaient pas d'en prendre un au hasard et de les feuilleter pour en respirer leur douce senteur de pages neuves.

Chaque étagère accueillait un genre différent : tantôt la fantasy, tantôt la blanche, tantôt le théâtre. Tous les styles y été représentés, à l'exception, bien sûr, de la poésie. Car l'Éditeur ne cachait guère son mépris pour cet art fainéant. À l'extrémité du salon, dans une vitrine, se trouvait même une série d'ouvrages pédagogiques. Mais jamais Armand ni Maeve ne s'en étaient approchés. Un fauteuil était placé juste devant, comme si leur hôte souhaitait les décourager de s'en approcher. Chaque fois qu'ils l'interrogeaient à ce sujet, il leur répondait :

« Cela ne vous plaira pas. Vous les jugerez mauvais. »

Vint alors le jour où l'Éditeur de Toutes Choses (sauf la poésie) invita un autre ami, Nathan.

Nathan était un petit homme particulièrement laid, aux yeux sournois et à la démarche prudente, comme s'il guettait toujours un mauvais coup. L'Éditeur l'aimait bien.

Jusqu'à ce jour où Nathan vint chez lui.

Au début, tout se passa bien. Les quatre amis bavardèrent gaiement en attendant que le repas cuise.

Le drame survint alors que l'Éditeur s'était isolé dans la cuisine afin de téléphoner pour une affaire importante. Maeve et Armand, comme à leur habitude, flânaient en l'attendant au milieu de ce jardin des livres, fascinés et enjoués, caressant les étagères avec une jalousie contenu à grand-peine.

Nathan les regarda faire un moment. L'appel de l'Éditeur se prolongeait, tout comme la promenade d'Armand et Maeve au milieu du salon. Nathan finit par se lasser. Il dit soudain :

« Et cette vitrine, derrière le fauteuil, qu'est-ce qu'elle contient ? »

Maeve se tourna vers lui et répondit :

« Des livres sans grande importance. Manuel nous a dit qu'ils étaient mauvais. »

Nathan s'approcha alors de la vitrine et contempla les dos des livres qui se trouvaient à l'intérieur :

« Ils ne m'ont pas l'air mauvais, à moi.

– Doutes-tu de la parole de Manuel ?

– Non, mais... beaucoup ont l'air de parler de techniques de scénario et de conseils d'écriture. Vous qui aimez l'écriture, ça devrait vous intéresser, non ? »

Armand se gratta nerveusement le cou :

« Oui, mais, enfin, on aime surtout le dessin... »

Armand eut un rire hautain.

« Vraiment ? Et si tu savais écrire comme les grands de ce monde. Ça ne te ferait pas plaisir ?

– Si, mais... C'est surtout le plaisir qui compte. Pas la qualité du texte.

– Celui là s'intitule Anatomie du roman... Voilà un ouvrage qui a l'air d'approfondir la question. Et celui-ci : Comment écrire en dix leçons. »

Maeve soupira :

« Oui, mais enfin, peut-être que Manuel n'aimerait pas qu'on touche à ces bouquins-là.

– Et pourquoi ?

– Ben... parce que... parce qu'ils sont dans une vitrine... et que celle-ci est derrière un fauteuil... »

Nathan les regarda tour à tour en dévoilant des dents sinistres.

« Comme vous êtes naïfs ! Vous ne voyez pas qu'il se joue de vous ? Il a peur que, si vous lisiez ces bouquins, vous n'écriviez mieux que lui. Orgueilleux comme il est, il ne vous apprécie que parce qu'il vous écrase. Vous avez tort de l'écouter. Je suis sûr que vous possédez un talent inné. Que, si vous consultez ces ouvrages théoriques, vous deviendrez véritablement bons.

Armand se dandina :

« C'est vrai qu'un livre qui s'intitule Comment écrire en dix leçons ne doit pas être inintéressant. »

Nathan poussa le fauteuil qui se trouvait devant la vitrine.

« Les livres sont juste là. Il te suffit d'en prendre un et de le feuilleter. »

Armand se laissa tenter. Il s'avança de la vitrine, l'ouvrit, et attrapa presque le premier ouvrage qui lui tomba sous la main : Comment devenir un écrivain. Il l'ouvrit et le consulta un moment.

Prenant l'exemple d'Armand, Maeve s'approcha à son tour et lut par-dessus l'épaule de son compagnon.

« Oh, Seigneur ! fit-elle abasourdie.

– Oh, Seigneur ! » ajouta Armand sur le même ton.

Le livre listait de nombreux conseils auxquels ils n'avaient jamais pensé. Ils n'avaient pas envisagé une seule seconde que l'écriture puisse être d'une telle finesse, d'une telle complexité. Les textes qu'ils rédigeaient parfois en leur temps libre étaient bien loin d'atteindre une telle maîtrise.

Lorsqu'ils refermèrent l'ouvrage, ils se regardèrent, et ils surent qu'ils étaient nuls.

C'est à ce moment que l'Éditeur sortit de la cuisine. Il les vit, honteux, l'ouvrage pendant au bout du bras d'Armand, et il sut qu'ils avaient péché par la curiosité.

« Je vous avais pourtant bien dit de ne pas y toucher. »

Les deux fautifs baissèrent les yeux.

L'Éditeur vit leur gêne, et il en comprit la raison.

« Maintenant, vous savez que vous écrivez de la merde. Ainsi soit-il. Armand, je te connais, l'écriture deviendra une obsession pour toi. Tu n'écriras plus pour le plaisir, mais pour devenir meilleur – pour devenir le meilleur. Tu t'échineras à écrire, tu en deviendras malheureux. »

Il se tourna vers Maeve :

« Et toi, Maeve, tu voudras partager ce savoir que tu as effleuré. Tu voudras devenir prof. Mais ta vocation sera malmenée par le système, le rectorat, tes collègues élitistes, les élèves turbulents, un salaire misérable, et tes heures de labeur se dérouleront au milieu des pleurs et des grincements de craie. »

Puis il croisa le regard de Nathan :

« Toi, Nathan, tu es juste un pauvre type. Maintenant, dégage avant que je ne te pète la gueule. »

Les trois amis de l'Éditeur de Toutes Choses se précipitèrent vers la sortie.


Les Cavaliers de l'ÉditocalypseOù les histoires vivent. Découvrez maintenant