16 - Le silence

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 Kuji me talonna, de peur de me perdre, mais si je me déplaçais vite c'était pour atteindre l'ombre le plus rapidement possible. Chaque pas me faisait tanguer un peu plus et contrôler ma vision se transformait en exercice compliqué.

La main qu'il appliqua sur mon épaule afin de me guider me causa une douleur intense, mais je serrai les dents, soumis. Nous rejoignîmes un réfectoire, empli de plusieurs petites tables constituées d'un bois fin et abîmé. Je fus mené à l'une d'entre elles, vide, et je remarquai que nous mangions tous seuls. Chaque humain était assis à côté de son démon, écarté des autres prisonniers. Parfois, un démon semblait s'occuper deux de mes camarades, mais là encore, chacun avait sa table.

Kuji s'éloigna, non sans me prévenir de ne pas essayer de bouger. Dans la pièce, une odeur infecte flottait. Mon nez se retroussa et je déglutis avec difficulté lorsque je compris d'où venait l'effluve. Un bol de gruau chaud d'une couleur plus que douteuse fut déposé devant moi et il s'en dégageait la même fragrance repoussante.

Le démon ne m'avait apporté ni couverts ni serviette et en vérifiant, je vis que les autres en étaient privés aussi. Certains de mes compagnons, visiblement affamés, se jetèrent sur leur contenant, avalant de grandes goulées de cette mixture immonde qui glissa par les commissures de leurs bouches pour retomber sur leur pantalon. D'autres, au contraire, boudèrent leur repas, repoussant même le bol. C'était mon cas. Je humai une nouvelle fois la bouillie et grimaçai. Vraiment, ça sentait mauvais !

— Mange, me dit soudain Kuji. T'as rien avalé depuis ce matin et j'ai pas envie que tu meures trop tôt, tu vois ? Donc tu vas gentiment avaler ça, sinon je te promets que j'userai de tous les moyens pour te le faire bouffer.

Vaincu, je saisis le bol et le portai à mes lèvres. En vérité, et même si le goût demeurait dégoûtant, mon corps fut heureux de recevoir du carburant. Je dus pourtant m'y reprendre à quatre fois pour finir tout le contenu tant la saveur me soulevait le cœur et ma joue me lançait. Quand j'eus terminé, le souffle court à cause des nausées, il m'empoigna par le bras et nous sortîmes de la salle.

Encore une fois, nous marchâmes dans les couloirs et lorsque nous eûmes rejoint ma cellule, il en ouvrit la grille dans un grincement sonore.

— Maintenant, tu dors. La nuit, nous n'acceptons aucun bruit. Si je t'entends parler, chuchoter, murmurer ou même respirer trop fort, tu en paieras les conséquences. C'est bien compris ?

Il me poussa dans la pièce humide et referma ma « porte ». Une seconde plus tard, j'écoutais ses pas s'éloigner. Je m'assis avec difficulté sur la planche qui me servait de lit, la main posée sur le ventre, mais me relevai aussitôt pour tomber à genoux devant le pot de chambre et y vomir le repas que j'avais eu tant de mal à ingurgiter.

L'odeur qui remonta dans mes narines me fit régurgiter davantage, pressant mon estomac et me causant des spasmes affreux qui arrondissaient mon dos, tirant sur ma peau abîmée. Ma respiration se teinta de plaintes sourdes et mon cœur battit plus vite. Maintenant, je ne savais plus si c'était mes larmes qui glissaient de ma joue à mon menton ou du sang qui s'écoulait de ma blessure. Ne tenant plus, je m'effondrais sur le côté, à même la pierre humide et recouverte d'une fine mousse qui constituait mon carrelage.

Paradoxalement, la température clémente de ma cellule fut une bénédiction. Comme elle se situait dans le sous-sol, il y faisait frais et l'humidité ambiante, bien qu'odorante, m'apporta plus de réconfort.

Je m'endormis, je crois. Ou peut-être m'évanouis-je un instant. Ma tête pulsait en rythme, comme si mon cerveau tapait avec violence contre les parois de mon crâne et cette sensation m'empêchait de comprendre ce qui se déroulait autour de moi. J'avais des absences. Durant ce qui sembla perdurer des heures, je restai allongé à terre, sans pouvoir bouger et ne cherchant pas à me mouvoir. Je fixai un point imaginaire au fond de mes paupières closes, priant ma déesse.

Le mal de tête finit par s'effacer, me laissant dans un état de fatigue extrême. Je trouvai pourtant le courage de me traîner jusque sur ma planche de bois et tombai dans un sommeil profond.

Je fus sorti de ma léthargie par des coups sur ma porte. Je me redressai en un clignement d'yeux, la peau bouillante, vers Kuji qui souriait.

— Premier réveil de la nuit, 27, il est dix heures.

Il partit aussitôt, me laissant hébété à fixer l'endroit où il se tenait. Je me rendormis vite et durant la nuit, il vint quatre autres fois. Au petit matin, je compris son petit manège ; ils cherchaient à m'épuiser, physiquement et mentalement.

Lorsqu'il réapparut devant ma porte, ce fut pour m'emmener à la douche. Cette session fut pire que la veille. Ma peau brûlée accepta très mal l'eau glacée et le jet trop puissant. Je glissai encore, tombant contre le carrelage qui griffa mon épiderme calciné, m'arrachant un cri léger.

Ensuite, de retour au réfectoire, je me forçai à avaler la mixture bleue que nous servirent nos gardiens. Je faillis vomir, mais j'étais trop affamé pour faire la fine bouche.

L'étape suivante fut la classe, avec Kiara. À vrai dire, je redoutais ce moment. Je ne faisais pas confiance à cette démone, elle m'effrayait. Je m'installai pourtant au sol, à l'instar de mes camarades, beaucoup plus à l'aise. Ce matin, je ne participai pas. J'écoutais sagement, hochant la tête lorsque cela s'avérait nécessaire.

La démone me dardait d'un air suspicieux, comme si je m'apprêtais à commettre un attentat, mais à la fin de la séance, elle fut bien obligée de me donner le jeton. En mangeant ma bouillie infecte, je réfléchis. Il était clair que la réappropriation était pire que les échos qui circulaient en ville. Je ne comprenais pas comment tout cet enfer demeurait possible. Kuji m'avait même dit qu'il ne voulait pas que je meure trop rapidement. Il n'avait pas peur que je meure, mais que je le fasse trop vite pour qu'il s'amuse.

Les conclusions de mes échanges avec ma matière grise m'apparurent comme terribles. Soit, tout ceci faisait partie de la domination et du conditionnement et n'était donc que des menaces qu'ils ne mettraient jamais à exécution, soit... c'était un risque auquel je m'exposais.

En comprenant, le désespoir m'accabla. Je ne voulais pas mourir ici ! Me suicider, en toute connaissance de cause, de manière douce, oui, mais finir ma vie dans cet endroit... J'avais déjà tant souffert en vingt-quatre heures...

L'après-midi, je fus de nouveau devant le tissu, avec cette voix qui me chuchotait des horreurs. La chaleur, l'exclusion, le silence et la peur déteignaient déjà sur moi. J'étais faible. Un humain faible et seul, laissé en pâture à des démons avides de détresse.

Les jours passèrent. D'un, il s'en écoula cinq, puis je perdis le compte.

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Allongé sur ma planche de bois, je ne dormais pas. Le dernier réveil nocturne avait effrayé le marchand de sable. Je fixai le mur vers lequel j'étais tourné, recroquevillé sur moi-même. Depuis quelques jours, j'étais faible. Marcher faisait trembler mes jambes, ma respiration était sifflante, entrechoquée d'une toux sèche et de hoquets qui traînaient en longueur.

Réfléchir était difficile. Dans mon esprit, je n'entendais plus que la voix et ses remontrances. « Enfanter, c'est sauver. Enfanter, c'est sauvegarder. », ce mantra tournait en boucle dans mes pensées désordonnées.

La blessure à ma joue n'était pas guérie et me lançait toujours avec une vivacité affolante. Ma peau avait bruni, noirci même par endroit, et lorsque je passais la main dessus, je touchais un cuir épais et émacié.

Dans le silence de la bâtisse, il me sembla entendre quelque chose au loin. Désintéressé, je n'y prêtai pas attention et reportais mon regard sur le mur. « Enfanter, c'est sauver. Enfanter, c'est sauvegarder. ».

J'eus une absence, plus ou moins longue. Mais ce qui me sortit du sommeil fut une explosion sonore qui fit trembler les parois de ma prison.

Mirage [MxM] [Terminé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant