*** Extrait du journal d'Eden***
* Pas de date *
A quel moment notre vie dérape au point de vouloir mourir ? Je ne m'en souviens pas. Depuis longtemps sûrement... Je me déteste tellement que j'ai du mal à me regarder, même en photo... J'ai arrêté de manger le matin et midi pour perdre rapidement du poids mais ça ne va pas assez vite. Je fais du 40 et je suis loin de mon objectif. Je vais courir plus à partir de demain. Pourquoi j'ai ce corps ? Pourquoi je ne suis pas comme les autres filles ?*25 décembre 2022 *
Encore un repas de famille avec mon masque sourire. J'aime ma famille mais je ne me sens pas à ma place dans ce monde. Je suis fatiguée. J'aimerais que tout s'arrête... que ma vie cesse. Je me demande s'il y aura du monde à mon enterrement ? Ce serait bien si je pouvais y assister et voir à qui je vais manquer. Je sais, c'est glauque, mais je suis curieuse. Je pense qu'il y aurait ma famille et mes meilleurs amis bien sûr mais c'est tout. J'espère qu'ils continueront leur vie rapidement comme si je n'avais jamais existé.
***
Je pose le carnet d'Eden sur mon chevet et attends que ma crise de larmes passe. Je jette un œil sur la table basse du salon et prends mon journal. Je l'ai acheté rapidement après le décès d'Eden car une subite envie d'écrire m'a saisie. J'ai toujours tenu un journal intime enfant et maintenant plus que jamais, j'ai besoin de coucher sur le papier mes pensées, mes sentiments. Je l'ouvre et écris tous ce qui me passe par la tête. Etant dans un état de choc post traumatique, je suis souvent incohérente mais ça passera avec le temps me disent les médecins...*** Extraits du journal de Kate***
« Cher journal,
Ça fait déjà dix jours.
Aujourd'hui, à 14:00, ce sont les obsèques de notre fille.
Richard est comme moi : dévasté, interdit, inconsolable. Il n'y a pas de mot dans notre langue pour exprimer ce que nous ressentons actuellement. Quel mot existe pour décrire un enfant qui nous été arraché ?
Notre médecin nous a prescrit de quoi tenir le coup. Moi qui ne suis pas trop portée sur les médicaments en général, je dois dire que sans eux, je ne pourrai pas encore affronter la vie... affronter ce cauchemar qui est devenu réalité.
Pourquoi je lis le carnet d'Eden ? Parce qu'il m'explique le mal-être de ma fille. Il m'aide à la comprendre. Il me raconte ce que je n'ai pas su voir... l'intensité de ce mal. Mon esprit vagabonde sans cesse entre ma tristesse et ma culpabilité de ne pas avoir pu lui transmettre le goût de vivre, de ne pas avoir pu discerner son désarroi, de ne pas l'avoir protégée. Eden a su par ses écrits nous expliquer comment elle en est arrivée à se donner la mort.
Ma fille chérie, mon bébé d'amour, je donnerai tout pour qu'au lieu de te supprimer, tu choisisses de te confier. Pourquoi n'es-tu pas venue vers nous, tes parents, nous dire que tu ne voulais plus vivre. Tu nous as dit que tu avais un trouble alimentaire... Voilà pourquoi je t'ai remise en contact avec la psy qui t'avait suivi plus jeune. Tu ne nous avais pas dit qu'elle ne te convenait pas, elle n'était d'ailleurs pas compétente pour faire des diagnostics sans être médecin...
Grrr... Voilà la colère qui me remonte dans la gorge et me donne envie d'hurler.
Je suis fatiguée de refaire le film. Ces sentiments négatifs me rongent de l'intérieur. J'ai besoin que ça sorte alors je vide mon sac dans ce journal. Depuis qu'Eden nous a quittés, je ressens le besoin d'écrire ma peine, mes angoisses, mes colères, mes souvenirs et tout ce qui me passe par la tête à l'instant où je pose ma plume sur la feuille. Le psychiatre m'encourage à poursuivre car ça me fait du bien. D'ailleurs ça me rappelle que j'ai conseillé Eden à tenir un carnet intime. Avec Angel, je leur ai montré mon journal intime que j'ai débuté pour mes 7 ans. On s'est bien marrés à relire mes histoires d'enfants. Aussi, les enfants se sont bien moqués de mes fautes d'orthographe... »
Je souris à cette pensée et une énième larme tombe sur mon pantalon. Je reprends mon écriture.
« Voilà à quoi sera réduit ma vie maintenant : une relation étroite entre la joie et la tristesse. Certains diront que ça se transformera en mélancolie avec le temps. Moi, non. Je pense que je pleurerai l'absence de ma fille chaque jour jusqu'à ma mort car elle me manque chaque minute chaque seconde. Je garde la mélancolie pour les bons souvenirs.
Pour le moment, nous devons réapprendre à vivre sans Eden. Comme c'est dur... Allons-nous y arriver ? Vais-je y arriver ? J'ai signé un contrat avec la vie donc je ne peux plus revenir en arrière. En effet, quand nous nous sommes retrouvés avec Richard en haut de la falaise le jour J et que les policiers vous informent qu'ils ont retrouvé le corps sans vie de votre enfant, deux choses vous passent par la tête : « soit je la rejoins, soit je vis.» J'ai choisi la vie car malgré l'immense douleur qui me sert le cœur et m'empêche de respirer, je n'ai jamais voulu mourir. Je sais que le chemin sera long et douloureux mais je veux vivre, malgré tout... C'est dur de constater que son enfant ne veut plus vivre et de se dire que c'est le choix d'Eden. Le psy me dit qu'il faut accepter. C'est une étape du deuil. On nous bassine avec ces étapes du deuil mais je n'y crois pas. « L'acceptation » c'est quoi ce mot ? Il n'est pas approprié. Je préfère dire que je comprends le geste de ma fille mais je ne l'accepte pas car accepter c'est cautionner.
Et puis je n'ai pas envie de cocher toutes les cases des étapes du deuil comme si c'était une liste de courses. Et si je ne passe pas toutes les étapes ? Je ne vais pas m'en remettre ? Pfff c'est des âneries tout ça je préfère écouter mon cœur et voir où ça me mènera.
J'ai beaucoup de chemin à parcourir pour aller mieux et être de nouveau la maman d'Angel, la femme de Richard et surtout me retrouver, moi, Kate. En attendant, je prends mes antidépresseurs et un peu d'anxiolytiques pour calmer mes humeurs changeantes. C'est une béquille indispensable et je me donne une date butoir d'un an pour tout arrêter si je n'ai pas arrêté avant. Je me dis que de préparer mon cerveau à souffrir ne peut qu'être bénéfique dans mon cheminement de reconstruction. Je compte aussi sur le soutien de mon médecin, mon psychiatre et mon psychologue car c'est un combat solitaire mais mes alliés sont indispensables, y compris la famille et les amis. Nos parents, frère et sœur sont déchirés eux aussi. J'espère qu'ils surmonteront aussi ce drame. Eden, tu ne te rends pas compte du nombre de personnes qui pleurent ton absence et combien tu étais aimée...
J'ai beaucoup de peine pour mon Angel chéri. Il est le dernier à avoir vu sa sœur en vie... Il a pleuré sa sœur mais il ne montre rien depuis. Le psychologue qui l'a vu en consultation hier nous a rassurés en nous disant qu'il est très résiliant et qu'il ira mieux plus vite que nous, parents. Toutefois, ayant lui-même subi un choc traumatique, il devra quand même se surveiller toute sa vie. Les émotions peuvent rejaillir des années plus tard. Il ne veut pas assister aux obsèques de sa sœur et est chez des amis. C'est son choix et nous le respectons. Nous l'avons juste emmené hier matin avec nous au centre funéraire. Nous avons choisi un cercueil avec des plaques d'ardoises sur lesquelles on peut inscrire des messages. Eden aurait validé ce cercueil, c'est sûr. Avec Richard, on s'est dit qu'il fallait emmener Angel sans le forcer à voir le cercueil. Richard et moi étions dans la chambre funéraire pour écrire un message quand Angel a frappé à la porte et est entré. Il a fait un petit dessin et est ressorti sans un bruit dans la salle d'attente. Il a fait ses adieux à sa sœur et nous sommes rassurés car il aurait pu regretter plus tard de ne rien avoir fait. »
Je continue d'écrire dans mon « journal thérapeutique » puis Richard vient me chercher. Ça y est ! C'est l'heure de dire adieu à notre fille bien aimée. J'avale mon anxiolytique et emmène aussi du CBD dans mon sac pour Richard qui fait des crises d'angoisses. Le cachet fait vite effet et tant mieux car la route est longue. Je suis tellement sous le choc que je divague un peu, je sais que je dois me montrer forte. Au moins pour faire mon discours... Je repense à ces trois derniers jours où nous avons dû choisir un cercueil, la couleur de l'intérieur, la cérémonie laïque, les musiques qu'Eden appréciaient tant, écrire un discours... Je suis tellement encore choquée que mon cerveau se met en sécurité et je passe en mode fantôme.
La voiture s'arrête. Nous y voilà. Ce n'est pas normal d'enterrer son enfant... Je m'effondre encore un fois avant de descendre.
Je me répète comme un mantra :
— Aller Kate, reprends-toi, tu ne dois pas sombrer où tu ne remonteras jamais. Tu dois vivre et te battre.
VOUS LISEZ
Le jardin secret d'Eden
Teen FictionKamie a la capacité de voir les auras et sentir les émotions de tous gens qui l'entourent. Alors elle est déroutée quand elle ne voit pas celle d'Eden, une fille de sa classe. Qui est cette fille ?