Chapitre 5

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J'étais en retard. Bien en retard... J'arrivais donc sur le Big Fly Festival, la gueule flasque et les membres éraflés, mais Maxence se contenta de la satisfaction de ma présence. Il ne se posa pas, du reste, plus de questions. Il était même plutôt étonné que je sois présente et me le notifia sans crier gare. Puis, de manière amusée et parce qu'il n'avait rien d'autres à faire sur le moment, il me fit traverser le long couloir qui menait sur la scène en fusion.

Tout le monde s'agitait dans les coulisses, de cette vaste tonnelle blanche tachée de terre et de moisissures. Les musiciens, managers et producteurs se remuaient tous pour que l'équipe technique soit prête et j'avais du mal à m'insérer dans les coulisses.

— Hey Lou finalement te voilà ? me taquina un des membres choristes du groupe.

Il était difficile pour moi de passer inaperçue, et j'étais étonnée que ce vieux monsieur aux cheveux mi-long grisonnants ait encore la difficulté de prononcé mon prénom en deux syllabes ; mais comme cela lui faisait plaisir et que je l'appréciais sans en savoir les vraies raisons, je préférais me taire et sourire comme s'il avait lancé la meilleure vanne.

Issan, lui, nous accompagnait à chaque pas, essayant tant bien que mal de s'imprégner de son nouveau rôle. Il n'avait pas l'air de tout comprendre, mais en même temps, je n'arrivais même plus à être interloquée par la situation. Maxence me demanda d'ailleurs de le chaperonner, et je n'étais pas sûre de vouloir le faire, mais cela ne le préoccupait pas. Maxence dont son esprit était déjà occupé par sa prochaine représentation, me laissa planter là comme un vieux pot de fleur.

— Je suppose que tu n'es au courant de rien... lançais-je à Issan.

Il n'osait pas répondre, le Caïd que j'avais vu la dernière fois aurait-il pris la tangente ?

— Tu dois savoir, Issan, que Maxence est un être imprévisible, qu'il a des attentes rarement satisfaites et qu'il veut souvent toujours plus...

— Et ça devrait me déstabiliser ?

— Tu as raison de ne pas avoir peur pour le moment. Maxence est un type sympa et patient, mais c'est aussi quelqu'un de très ambitieux. Pour le moment, tu vas juste t'occuper d'une petite scène, avec deux trois types un peu lourds sur les bords, deux trois midinettes en chaleur et deux trois gamins hystériques qui voudront monter sur scène ! Pourtant, je suppose qu'il ne t'a pas dit que c'était un entraînement, n'est-ce pas ?

Issan préféra rester mutique, sans doute terrifié d'en découvrir davantage. Je voyais bien que même s'il restait inébranlable, le faciès complètement figé et placide, il n'était pas si insensible. Tout compte fait, même si j'avais du mal à le comprendre, je pouvais tout de même deviner ce qu'il pouvait ressentir. Ses émotions, je les avais moi-même subies, et je n'arrivais plus à les enterrer.

— Il faut que tu saches autre chose... Maxence est une personnalité montante en France et dans tous les pays limitrophes. Ces musiques sont passées en boucle à la radio. Il a des milliers de fans qui l'attendent à l'autre bout du continent, et il ne lâchera rien pour conquérir l'Amérique, même si cela lui demande plus d'efforts qu'à d'autre...

— Quel intérêt d'aller aussi loin ?

— Il paraît que ça peut aider quand on a des dettes, mais je suis persuadé qu'au fond, c'est une question que lui seul peut vraiment répondre.

— Je comprends.

Je m'interromps et j'avançai jusqu'au-devant des marches avant l'estrade, afin de lui découvrir toute l'étendue du travail.

— Venez vers moi, je vais vous installer le dispositif !

Il tergiversa un instant, avant de se décider de se rapprocher de moi. Cet homme était en fait plus complexe que je ne me l'imaginais. Il me troublait à cause de ce que je voyais en lui. Promptement j'avais la sensation de ne plus être complètement seule, mais j'essayais toujours de rien laisser transparaître. Il aurait été trop aisé pour lui de voir que j'étais finalement de son côté autant que Maxence, alors que c'était peine gagnée à long terme.

Je fis le tour de ses hanches, jusqu'à son thorax, pour passer le fil entre sa veste aux fils devenus rêches, et lui je lui installai l'oreillette. Je me concentrais du mieux que je pouvais, mais tandis que je fis quelques tests pour régler mon micro, Issan me fixa intensément du regard, ses pupilles étaient devenues deux grosses perles sombres. Il semblait bouleversé lui aussi, mais d'une toute autre manière.

— Sous vos airs de colère, vous avez l'air de beaucoup l'aimer...

— Qu'est-ce qui vous fait dire ça ?

— Vos lèvres quand vous les retroussez, votre gorge quand vous déglutinez votre salive, et vos veines quand votre pouls s'accélère. On sent que vous avez envie de l'embrasser et c'est tout ce qu'un homme pourrait rêver d'avoir.

— Je ne...

— Et si je ne m'abuse, une bague de fiançailles est toujours autour de votre doigt. ajouta Issan d'un sourire gêné. Vous vous êtes engagée envers lui, mais si votre cœur lui appartient, votre corps, lui non, vous n'êtes pas encore totalement sienne. Je dirais même qu'il pourrait vous perdre. Mais en est-il seulement conscient ?

Avec sa voix granuleuse et très masculine, il était très difficile de deviner qu'il pouvait prononcer à tout moment ces mots avec autant d'élégance et de poésie, et ça en devenait presque suspect.

— Le concert va bientôt commencer. abrégeais-je.

Je regardais furtivement ma montre.

— Il ne reste plus que trois minutes. Mettez-vous bien dans l'angle. À part l'équipe artistique, personne ne doit rentrer.

Je le tirai vers moi, et l'ancrai sur la première marche. Puis, parce qu'il fallait que je sois attentive à tous les détails, je rejoignis l'arrière de l'estrade et vérifiai que tous les fils soient bien insérés et qu'aucun autre technicien n'ait fait une erreur. Maxence était comme ça. Il avait du mal à faire confiance, et il fallait toujours vérifier, même si cela n'était pas au goût de tous les organisateurs qui voyaient en lui, un manque cruel de politesse.

Dans l'oreillette, j'entendais des brouhahas d'excitations. Tout le monde semblait prêt. Maxence, lui, était tendu... Alors pour calmer sa nervosité, il prit une vieille pastille à la menthe qui traînait dans sa poche depuis un temps indéterminé. Sans cigarettes, il devenait crispé et il fallait qu'il se défoule autrement. Par ailleurs, iI était devant les escaliers pour faire les cents pas, et faisait révéler la stature imposante de son garde du corps. Il est vrai que Maxence, de ses cheveux longs, de sa taille plutôt moyenne et de son corps plutôt filiforme, paraissait plus frêle que cet homme.

Les deux autres gardes du corps arrivèrent derrière le groupe de choristes et musiciens qui n'attendaient plus qu'à monter sur scène ; mais alors que l'on avait tout prévu, deux minutes s'ajoutèrent au décompte. On avait pris du retard, mais ce fut de courte durée. Les artistes montèrent et furent immédiatement accueillis par une foule de festivaliers en émoi. Dans cette clameur, les premières notes débutèrent et le calme se dispersa parmi le monde.

Au loin, j'entendais de manière plus ou moins déformées les premières notes de la guitare de Maxence. Il était en train d'entamer sa chanson phare, 7 o'clock qui l'avait propulsé en Europe, dont je connaissais les paroles et les accords par cœur, et je ne suis pas sûre qu'un jour, j'aurais pu les oublier. Je me souviendrai toujours de la première maquette qu'il avait réalisée. Il avait passé des heures, par terre, à camper sur le parquet de pin en décomposition dans notre vieil appartement du bocage, complément avachie, sur ses partitions qu'il n'arrivait jamais à finir. Cela était parfois interminable et terriblement répétitif, tant et si bien que les voisins du dessus avaient décidé de déménager.

Si l'ambiance était devenue austère, que l'on ne pouvait plus manger et occasionnellement se laver, le jeu avait fini par en valoir la chandelle. Les années à gratter avaient fini par payer. J'espérais que ce soit aussi le cas ce soir, qu'enfin Max allait réussir une bonne fois pour toute, mais quelque chose semblait mal tourner. Progressivement, le son sur la scène commençait à grésiller, et les lumières se mirent à chanceler. La voix de Maxence se faisait de plus en plus faible et les artistes se fondaient inévitablement dans le décor. Tout le courant se mit à sauter.

Un Chanteur à New YorkOù les histoires vivent. Découvrez maintenant