Nous étions jeudi, et à 7 h 30 du matin, il y avait déjà beaucoup de monde dans le Grand Central Terminal. Mais, comment être étonnée ? Cette gare était connue comme l'endroit le plus visité du pays et comme un des édifices les plus prodigieux de New York. En somme, il était l'un des lieux les plus incontournables de la ville et à juste titre. Le hall principal était orné de multiples luminaires et de baies vitrées où chaque alcôve dévoilait des sculptures ocre. Les escaliers, eux, étaient vêtus de petits piliers ressemblant à de somptueuses vasques renversées. Quant aux petites briques beiges empilées, elles se faufilaient dans toute la bâtisse, formant des colonnes immenses et splendides.
Il était difficile de ne pas être envoûté par l'ingéniosité de cette bâtisse et je ne pouvais que reconnaître l'incroyable capacité des américains à réaliser des choses qui les dépassent. Tout était tellement fastueux que je me demandais si notre projet allait être possible à concrétiser, car de manière prévisible, les voûtes sur lesquelles était peinte la voie lactée, ainsi que tous les signes du zodiaque, faisaient réverbérer les plosives des tumultes et chuintements de semelles. Toutefois, malgré les difficultés latentes, cette gare demeurait le meilleur berceau pour accueillir des spectateurs. En effet, 750 000 visiteurs foulaient les lieux. Cet endroit raflait plus que n'importe lequel des concerts de Maxence et on ne pouvait rêver mieux comme encart publicitaire, mais nous devions aller vite.
Nous avions obtenu seulement une journée pour rassembler une centaine de personnes et les entraîner par la même occasion. La majorité venait du Bronx, quartier excentré de New York et je ne me demandais dans quel combat politique Maxence s'était encore engagé. Connaissant le passif du nord avec le sud, je savais que faire venir cette population mal comprise et rejetée par la société relevait plutôt d'un pari risqué que d'une relation réfléchie, mais Maxence n'avait peur de rien et Issan s'était enrôlé lui aussi dans ce projet. C'était à se demander si ce dernier était si innocent que cela dans cette affaire. Ils voulaient rendre justice et peut-être que finalement, c'était pour une bonne cause, mais les risques financiers étaient lourds. J'aurais préféré qu'ils s'engagent d'une autre manière.
Je n'étais même plus sûre de comprendre ce qu'il se passait et je savais que moins, j'en savais, mieux ce serait. Enfin... Pour le moment... Car, au fond de moi, je devinais les contours d'un vide abyssal se dessiner et je savais que je finirais par abandonner. Un véritable écart était en train de se creuser entre nous. J'avais à ce moment un très mauvais pressentiment, mais comme j'avais peur d'être déçue, j'essayais de ne plus y penser.
— Est-ce que ça va ? me chuchota soudainement Issan au creux de l'oreille.
Je sursautai. Je ne m'habituais toujours pas à ce qu'il me tutoie, ni à ce qu'il m'adresse la parole.
— Oui, je crois.
— Tu sembles perdue.
— Vraiment ?
Je ne pouvais m'empêcher de laisser transparaître un sourire âpre et cynique, toutefois étouffé par mon attitude détachée.
— Je te demande, parce que tu as branché un fil à l'envers.
Il glissa ses doigts entre mes ongles et s'accapara l'embout du câble, pour l'attacher autour d'un pylône et l'introduire dans l'amplificateur de l'enceinte. Entre-temps, Maxence était en train de se préparer en haut des marches avec sa guitare attachée entre les collines de son buste et le médiator à l'extrémité de son pouce et de son index. Une fois le travail terminé, Issan fit un signe de la main à Maxence pour lancer le départ et se positionna près de lui afin d'éviter tout accrochage.
Une seconde après, Maxence se figea, ferma les yeux, et se concentra sur sa respiration. Il haletait tel un animal pris au piège et tentait tant bien que mal à se focaliser sur les cordes de son instrument. Les mains moites et le visage suintant de sueurs, Maxence montrait, pour la première fois, qu'il ne se sentait pas à la hauteur. Pourtant éloignée de lui, je pouvais entendre son souffle enfler de plus en plus fort et son corps vaciller devant toute l'équipe. Il faisait trembler la scène jusqu'à ce qu'il avale sa salive acidifiée par le stress et que ses lèvres écorchées se meuvent en mimant sans un bruit un compte à rebours musical.
Les premières vibrations éclatèrent dans les recoins du hall sous la pression du spectre sur les cordes et de l'annulaire sur les frettes. La partition était enfin entamée. Maxence avait soudainement changé d'attitude, et se mit à regarder les gens en face sans sourciller, comme s'il s'agissait d'une personne drastiquement différente. Chez lui, la musique était ancrée dans ses gènes et ses mouvements étaient devenus mécaniques. Il avait tellement joué ce morceau, qu'il n'avait plus besoin de retenir les notes ni de réfléchir à la position de ses mains.
Ses cordes vocales se glissèrent ensuite sur la mélodie, et les chorégraphies s'enchaînèrent avec le même élan et la même hardiesse. Chaque pas qui frôlait le sol se devait d'être accompagné de trois secondes de pause, et chaque claquement de paumes se devait être aussi lent qu'une plume. Sur un rythme qui reprend les codes de Queen dans un de ses titres les plus connus "We will rock you", Maxence avait eu l'ingéniosité de faire du mouvement de ces corps clapotant, une danse aérienne et flâneuse.
Réapprendre à vivre simplement en harmonie avec son être et avec les autres. C'était ça l'objectif... Les airs de la chanson 7 o'clock, était peaufinée pour être la bouffée d'air que tout le monde recherchait et les mots n'arrivaient plus à me quitter... Cette douleur du quotidien, qui se répète, travail sur travail, pour ne rien gagner et dont le refrain était révélateur des durs labeurs qu'avait vécues son interprète au début de sa carrière, pouvait faire écho avec les problématiques que rencontre la moitié de la population. Cependant, si Maxence se sentait encore proche de ses personnes qui vivaient un quotidien pénible, il n'en serait plus de même le jour où il entrerait définitivement dans le Hollywood boulevard. Ou du moins, ils finiraient par le voir d'un autre œil.
En attendant, je percevais tout de même distinctement les mots percutants de cette chanson et je pourrais encore les graver dans la chair de mon bloc note en papier, tellement le souvenir de ce moment, restait ancré dans ma mémoire.
"Tik tok
It's just seven o'clock
And I can't hear that Stop
Just my grave and my batteriesOuh ouh ouh ouh ouh
Toc toc,
et je frappe à ta porte,
Pourvu que je m'en sorte,
Sans armes, et ceux que je méprise"Je savais que ce refrain aux allures d'hymne national pourrait finir par en décevoir plus d'un, mais je continuais de croire en lui, parce que c'était la seule chose qu'il me restait à faire et qu'il fallait bien s'adapter à son auditoire. Aussi, comme la foule commençait à s'agiter autour de Maxence, je me disais que je me trompais peut-être. Je voyais des enfants, des parents, et des passagers s'arrêter devant ce spectacle et prendre leur téléphone pour filmer les mouvements des corps qui s'épanouissaient dans l'espace. Les plus petits essayaient même d'imiter ce ballet à demi-improvisé. Ce qui donnait un air grotesque, mais assurément émouvant à ce délire ambulant. Tous essayaient de s'approcher de lui et de capturer l'adrénaline du moment, chacun à leur manière.
Au milieu de ce capharnaüm, un groupe de personnes se faufila en écartant les curieux et les auditeurs qui se seraient trop approchés. Ils étaient déterminés à passer, mais aussi à s'incruster sur la scène. J'appris plus tard qu'il s'agissait de trois journalistes, qui en manque d'idées, venaient accaparer quelques sujets insolites avant d'autres ne le fasse à leur place. Tandis que d'autres se mettaient à s'approcher et à applaudir avant même que cette parade ne soit terminée. Rassurée par cet engouement, je m'esquivai pour prendre une bouffée d'air et surpris le producteur assis au loin, visiblement satisfait de cette ovation.
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Un Chanteur à New York
RomanceLola, 29 ans, doit suivre son fiancé dans une autre contrée contre son gré. Étoile montante en Europe, ce dernier ne désire qu'une seule chose : conquérir l'Amérique et par conséquent sauver sa petite sœur d'une grave maladie. C'est ainsi que notre...