— Je ne suis pas sûre que ça change quelque chose. rétorquais-je.
— Soit.
— Qu'avez-vous à me dire de si important ?
— Il va falloir vous éloigner de Maxence et de l'équipe.
— Pourquoi ? enchaînais-je.
Le producteur, c'était le chef artistique. Celui qui décidait de tout et qui avait le pouvoir sur tout. En revanche, il était difficile de dire que cette décision, bien que maladroite, ne m'étonnait pas ; car bien que je fisse comme si de rien n'était, je savais en réalité ce que tout cela signifiait. Seulement, comme je ne voulais pas y croire, je continuais sur le même ton, espérant qu'il ne se douterait de rien ou tout simplement qu'il changerait d'avis.
— Il y aura de plus en plus de monde sur le plateau, ce qui veut dire de plus en plus de techniciens à gérer.
— Est-ce vraiment la raison de votre venue ?
Il se gratta la tête, puis son large menton dont les poils hirsutes poivre et sel se confondaient. Il avait l'air de calculer chaque mot qu'il allait prononcer, se voulant propre et concis, mais je savais au fond de moi que cette mise en scène était surtout là pour faire passer la pilule.
— Il ne faut plus que vous vous montriez en sa présence.
— Ce qui veut dire ?
— Vous devez éviter de l'approcher... Un maximum.
Il examina le marc de café qui suintait au fond de la coupelle après avoir déposé le tissu de grains imbibé d'eau. Il voulait fuir mon visage terni par ses mots. Je le voyais bien, car il s'était immergé dans mes larges pupilles et son regard était vide. Il dérivait dans mes yeux comme un marin perdu dans l'océan. Je pris alors une inspiration et soufflai par les narines avec rage en guise de mécontentement, mais il ne se ravisa point.
— Je veux que vous compreniez que vous risquez de compromettre sa carrière... Vous le perturbez ces derniers temps. Il n'est plus lui-même. Les fans attendront beaucoup de lui. Les investisseurs aussi. Ce qui veut dire, qu'il devra se montrer le plus souvent disponible...
— Disponible ? répétais-je en tremblant, rictus au coin des lèvres.
— Je suis désolée, sincèrement, mais il faut que vous compreniez !
Je me levai de la chaise, droit comme un piquet, et quittai la pièce sans lui laisser une chance de placer un mot supplémentaire. Puis, parce que je n'avais plus aucune envie de me confronter à ce cirque infernal, je me laissai glisser sur le mur du couloir et guettai la fin des répétitions. Je demeurais dans une position à demi accroupie et écoutais les bruits des allers venus de l'équipe dans le calme le plus complet. Même Jean-Louis, le choriste qui avait pour habitude de me taquiner, défila devant moi sans même me remarquer.
Ainsi, pendant des heures, je restais plantée sur le vieux tapis poussiéreux à côtoyer mes pensées et à refaire le monde. Un monde dans lequel je contemplais seule les rouleaux des vagues de la mer qui s'échouaient sur le sable et qui ramassaient les débris des vieilles carcasses de coquillages. Un monde dans lequel la cacophonie des fracas se mariait avec le chant des goélands. Un monde dans lequel je m'imaginais parcourir le tarmac sur des kilomètres de plage vide, en suivant l'odeur des crêpes au sucre brûlant sur les poêles, sans aucun touriste s'agitant à l'horizon.
Je me laissais submerger par toutes émotions chaleureuses et mélancoliques, oubliant où mon âme vivait réellement, mais je savais que ces rêves ne seraient que des fantasmes éphémères, car lorsque le soir tomba, les Onerois s'étaient évaporés. Je le voyais parfaitement et sans tarder, car Maxence me fit signe de me réveiller en claquant trois fois son majeur tellement fort que je ne pouvais me replonger dans mes fantasmes. Enfoui dans les profondeurs de mon subconscient, je n'avais pas réalisé que je me tenais de nouveau devant la chambre de l'hôtel, figée comme une statue de cire que l'on pouvait observer dans les plus grands musées du monde.
— Tu ne rentres pas ? me demanda-t-il impassiblement.
— Je ne pense pas, non.
— Est-ce que c'est à cause du producteur ?
Il n'y avait plus rien à répondre. Les requêtes ? Je les avais déjà toutes entendues.
— On peut faire semblant, tu sais...
— Semblant...
Il m'agrippa les épaules, affligé à l'idée de devoir me laisser partir.
— Il n'est pas obligé de savoir que l'on est encore ensemble.
— Max, arrête.
— Juste écoute...
— Max, je ne dormirai pas ici ce soir.
— Vraiment ?
— Et je ne reviendrai pas.
Je repris mon souffle et clôturais autant que je pouvais pour ne pas faire ressortir ma voix légèrement éteinte.
— Une fois le concert terminé, je repars en France à la première heure. C'est fini Max.
Je m'arrachai à lui en parcourant le corridor puis le perron de ce spacieux palace ; et je regagnai ensuite le vestibule, accompagnée par le bruit de fond d'un piano bar empreint de poésie noire. Une fois dans ladite salle, je profitai de la présence des réceptionnistes ainsi que de l'ouverture de mon compte VIP pour réserver une chambre sur le palier, afin de me tenir le plus éloigné possible de Maxence. J'avais, pour ainsi dire, hâte de rejoindre mon nouveau plumard.
Cependant, alors que je ne m'y attendais pas, je fus rapidement happée par la mélodie des battements de marteaux contre les cordes qui résonnait à l'intérieur de la table d'harmonie. Je me demandais d'où venait cette imprudence qui me poussait à rejoindre la scène sans y avoir été conviée ; mais je n'avais qu'une envie, c'était de retrouver le bonheur lorsque je glissais mes doigts sur les touches d'ivoire. De cette manière et parce que cela était plus fort que moi, je me rapprochai irrémédiablement de la banquette en bois.
Il fallait que je trouve un moyen pour ne pas vouloir m'asseoir, et surtout pour ne pas vouloir jouer, alors je prolongeai mon regard sur le tableau en face de moi ; mais il fut rapidement rattrapé par la partition qui trainait sur le pupitre. Je savais que le jour où je jouerais de nouveau, je n'honorerais plus mon contrat, et j'avais fait tout mon possible pour que cela n'arrive jamais. Je n'avais qu'une seule parole et je tenais à la tenir au moins jusqu'à ce que tout ce raffut ne se termine. J'étais tenue "au secret professionnel".
Aussi loin que je me souvienne, tout était orchestré pour que je ne tienne mes engagements et j'avais signé pour. De toute façon, la gloire ne m'intéressait pas et ne m'intéressera jamais vraiment. Quel type de tristesse peut-il réellement procurer de la joie ? Une fois que vous êtes au sommet, vous devez tout à tout le monde et chacun passe son temps à le rappeler même si au fond, c'est surtout dans le travail acharné que se trouve le tout mérite. Mon père en avait d'ailleurs payé le prix. Il n'existait plus pour lui, mais pour les autres. Les tournées, les promotions, les soirées avaient pris une telle place dans sa vie, qu'il avait fini par oublier qu'il avait une famille.
Le jour où je le vis de nouveau, il n'avait pas reconnu mon visage et je n'avais pas non plus reconnu le sien. Ma mère m'ayant interdit d'allumer la télévision lorsqu'il passait sur les premières chaînes, je ne savais pas ce qu'il devenait et il ne savait pas ce que je devenais non plus. Dès lors, je m'étais juré de l'annihiler de ma mémoire, et essentiellement de ne jamais suivre ses traces, mais pour une raison que j'ignore encore, j'avais laissé Maxence me convaincre du contraire.
Je suppose que mon désir le plus profond, c'était que l'on me montre que j'ai eu tort, et que l'art pouvait être bien plus pur et plus sobre que ce déluge de façade ; mais je me souvenais des paroles de ma tendre maman qui chantait souvent les mêmes paroles. Celles-ci surgissaient de mon esprit sans relâche et je bloquais sur les rimes aussi pauvres que l'amour qu'elle avait reçu de lui.
"Quand le soleil à l'horizon
Touche ton cœur de cette façon
Et que la foule crie ton nom
Seule la scène devient ta raison..."À la fin du dernier vers, ma main glissa sur le clavier et disloqua les notes sur son passage.
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Un Chanteur à New York
RomanceLola, 29 ans, doit suivre son fiancé dans une autre contrée contre son gré. Étoile montante en Europe, ce dernier ne désire qu'une seule chose : conquérir l'Amérique et par conséquent sauver sa petite sœur d'une grave maladie. C'est ainsi que notre...