Ce jour-là, Jeanne avait choisi l'immobilité. Elle avait élu domicile sur un banc.
Ce n'était pas un banc choisi au hasard, c'était un banc qui la réconfortait depuis plusieurs mois.
Elle venait s'y assoir lorsqu'elle se sentait perdue. Désœuvrée, elle l'était souvent.
Jeanne en avait assez de ramer à contre-courant, assez d'être différente de toutes ces personnes pour qui la vie semble si facile, si évidente, si instinctive.
Rien n'était simple pour elle. C'était cette distinction qui lui volait tout son courage. La vie lui avait toujours parue compliquée et contrariante.
Muette, elle regarda longuement passer les gens, sans vraiment les voir, sans nécessairement les ignorer ; se demandant pourquoi, elle, était là, égarée dans son inertie alors que, eux, avançaient vers un but précis.
Jeanne se sentait vide, inutile, inconsistante.
Son amie Paula lui avait parlé de dépression, mais Jeanne avait refusé cette réalité. Mentalement, elle avait bouché ses oreilles pour ne pas entendre ces mots percutants. L'ignorance était plus confortable, moins insurmontable.
Pourtant, elle aurait tout donné pour trouver l'envie de se battre, mais rien ne se passait tout au fond d'elle.
Rien, le néant.
Aucune motivation dévorante, aucune passion, aucune fougue, juste de la lassitude. N'était-on pas impétueux et enthousiaste à son âge ? À force de se torturer l'esprit, elle se sentait désemparée et lasse.
Depuis son adolescence, elle savait que le monde des adultes n'était pas fait pour elle. Mais elle s'était rassurée en se répétant que personne n'était vraiment fait pour ce changement radical.
Du haut de ses 23 ans, elle se sentait totalement inapte à faire partie du groupe des 20-25 ans actifs et comblés par leur nouveau statut social.
Étonnement, elle regrettait les murs de son école, sa petite vie dorlotée chez papa-maman et elle en venait souvent à envier ces ados blasés qui trainaient leurs converses colorées sur le trottoir tout en refaisant le monde. Enfant, la vie était tellement plus simple, plus douce.
Elle louait pourtant un petit appartement au centre-ville, elle avait obtenu son permis de conduire du premier coup, elle avait réussi à obtenir un diplôme. Elle avait étudié comme une acharnée pour le décrocher, elle avait eu son lot de nuits blanches et elle avait été rongée par l'anxiété pendant ses études. Elle chassa ses souvenirs perturbants.
Une belle vie remplie était là, à ses pieds, mais elle ne trouvait pourtant pas la force de la saisir. Et encore moins l'envie ...
Être adulte, c'était donc ça ?
Être responsable, s'acclimater à vivre dans le doute, ne pas savoir vers où l'on se dirige inévitablement, devoir faire des choix compliqués et décisifs, prendre sa vie en main, mais ignorer ce que cela signifie vraiment.
Se sentir seule parfois, très seule. Élever la voix dans un appartement vide. Entendre son propre écho et frissonner.
Jeanne se sentait blessée et écorchée. Elle n'avait pas envie de vivre cette vie soi-disant palpitante.
Elle avait peur et pourtant, elle n'osait le dire à personne.
Ses quelques amies semblaient ravies de devenir indépendantes et cela ajoutait une dose à son anxiété et un degré à son inaptitude.
Ses parents étaient si fiers d'elle. Ils ne faisaient que l'encourager et la féliciter.
Comment leur avouer le désarroi dans lequel elle s'enfonçait ? Comment confier son mal-être alors qu'à leurs yeux, tout était parfait ?
Les décevoir ? Elle ne le supporterait jamais. C'était au-dessus de ses forces.
À qui pouvait-elle parler de cette appréhension qui la rongeait ? Elle ne savait pas, elle ne savait plus.
Jeanne avait donc choisi l'immobilité, s'assoir sur ce banc et ne plus penser à rien.
Arriver en retard au travail, oublier sa montre, se permettre quelques détours, peut-être même se perdre en chemin pour ne plus jamais revenir.
Elle ne trouvait plus en elle le désir d'avancer, mais avait-elle non seulement le choix ?
Elle devait progresser parce c'était comme cela qu'elle avait été éduquée. On lui avait appris à devenir ce genre d'adulte responsable. Ne pas y arriver lui était impensable.
Désorientée, elle préféra rester sur place, assise sur ce banc afin d'oublier son incompétence, de gommer le temps qui passe irréversiblement et qui la transformera davantage en celle qu'elle ne voudrait surtout pas devenir.
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Pourquoi le prénom Jeanne ?
C'est mon second prénom, c'est aussi un clin d'oeil à mon grand-père paternel et à mon super papa qui s'appelle Jean-Paul.
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Les méandres de nos vies
General FictionRecueil d'histoires courtes et de nouvelles. Tranches de vie. Bienvenue dans les méandres de nos vies. 4 juin 2024 : 1K