Chapitre 58 : Calie

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La louve se jette sur moi, prête à me crever les yeux, mais je brandis le manche de ma hache pour l'arrêter. Elle prend appui dessus, se propulse dans les airs et se réceptionne parfaitement.

Elle s'élance ensuite vers moi mais je l'évite de justesse et en profite pour lui donner un coup dans le dos avec le bas du manche, qui l'envoie au sol.

- Cela suffit pour aujourd'hui, je déclare.

À l'horizon le jour décline déjà, il est temps de rentrer. Je crois que cette première journée d'entraînement à épuisée mon louveteau.

- Quoi, serais-tu déjà fatiguée ? nargue-t-elle en se relevant, haletante.

Je vois qu'elle est épuisée mais qu'elle met tout en œuvre pour garder la face.

- C'est dangereux ici, la nuit, je réponds.

Elle fronce les sourcils, sceptique. Son territoire est surveillé et protégé jour et nuit, c'est pour cela qu'elle s'y sent tant en sécurité. Les autres créatures ne franchissent jamais la frontière.

Mais dans cette partie de la forêt, les Fymawæ errent comme bon leur semble et mieux vaut éviter de croiser certains d'entre eux. Les plus redoutables sortent la nuit et même s'ils ne s'en prennent pas à la Sorcière, rien ne garantit qu'ils ne s'en prendront pas à nous.

Un jour, alors j'étais tellement absorbée par la maîtrise du tşì que j'en ai perdu le file du temps. Je me suis retrouvée face à un boggart, à qui j'ai échappé de justesse.

- Crois-moi, nous ferions mieux de rentrer, je lui assure. Nous reprendrons demain.

Elle rechigne mais finit par céder. Nous nous hâtons de rentrer à la chaumière où Frogh et un bon repas nous attendent.

Je suis toujours émerveillée de voir les mets succulents qu'il prépare avec le peu d'ingrédients qu'il a à sa disposition : quelques légumes du potager, deux ou trois épices collectées par Neryza et de temps en temps une cuisse de lapin ou de faisan que je lui apporte. Et c'est tout. Pourtant ses plats sont les meilleurs que j'ai jamais dégustés. Peut-être même meilleurs que ceux de Seth. Mon cœur se serre à l'idée que plus jamais je ne mangerais l'un de ses plats.

Je range ma hache au-dessus de la cheminée et glisse la dague de Kylorn dans ma ceinture avant de m'installer à table. La louve me dévisage, sourcils froncés, tandis que je pique dans mon assiette avec ma fourchette.

- Tu devrais manger, je conseille en l'ignorant tandis qu'elle observe le moindre de mes faits et gestes.

Je ne sais pas quelles sont les pratiques des loups-garous, c'est un peuple assez discret, mais une chose est sûre, c'est la première fois que cette fille voit des couverts. Prudemment, elle s'assied en face de moi, le regard rivé sur son assiette.

- Qu'est-ce ? interroge-t-elle en reniflant son plat.

- Du pain à l'ail avec des betteraves confites, du fromage et des châtaignes grillées.

- Et pas de viande ? s'indigne-t-elle.

- Navrée mais nous ne nous nourrissons pas de cerf chaque soir, je rétorque.

- Pas seulement du cerf, répond-elle. Nous chassons au crépuscule et mangeons nos proies tous ensemble autour d'un feu de camp. Il a toujours du lapin, de la volaille, parfois du sanglier et du cerf. Qu'est-ce que des betteraves ?

- Un légume, je réponds avec un sourire amusé. C'est inoffensif.

Méfiante, elle saisit la racine avant de la porter à ses lèvres. Je dois bien avouer que c'est un spectacle assez amusant. Elle répète le processus sans dire un mot, mastiquant et dégustant ces nouveaux aliments.

Elle met tellement de temps à finir son repas que lorsque je termine le mien, elle n'est même pas à la moitié de son assiette. J'en profite pour aller prendre un bon bain chaud afin de soulager mes muscles courbaturés.

Se battre contre un réel adversaire est beaucoup plus stimulant que de jeter des armes sur un tronc d'arbre ou faire pousser un champ de fleurs. Elle ne me laisse pas une seconde de répit.

Je ne m'étais plus entraîné avec un partenaire depuis Kyle.

Je jette un coup d'œil à ma ceinture accrochée au mur et dans laquelle la lame du couteau luit à la lueur des bougies.

Mon cœur se serre tandis qu'une vague de haine déferle dans tout mon corps.

J'essaye de ne pas penser à lui mais il est toujours dans un coin de ma tête. Si je laisse mon esprit s'égarer, il revient toujours au Prince Kylorn. Mes sentiments pour lui me déchire en deux. Je l'aime, je l'ai toujours aimé. Il est ma famille. Mais il a tué la seule personne dont j'ai jamais été amoureuse. Il m'a trahie. Et il mérite de payer pour ça.

Si je te revois, je n'hésiterai pas à t'ôter la vie.

Le moins que je puisse faire est de lui rendre la pareille.

Je soupire et sors de l'eau.

J'enfile ma robe de chambre, repoussant les souvenirs qui affluent, et vais allumer le feu tandis que la louve prend ce qui semble être le premier bain de sa vie. Je ne sais pas comment se lavent les loups mais elle n'a pas l'air d'être familière des baignoires.

Dehors, le soleil est couché depuis un moment mais Neryza n'est toujours pas revenue. Cela me rappelle le soir où j'ai rencontré Seth en cherchant Dihya sur les toits. À nouveau mon cœur se serre et mes yeux s'humidifient.

Je redoute la nuit. C'est à cet instant que de sombres idées viennent envahir mon esprit. Le jour, je n'ai pas le temps de penser à autre chose qu'à mon apprentissage. Mais une fois désœuvrée, je redeviens l'orpheline esseulée. Et je déteste ça.

Au lieu de me laisser submergée, je me tourne vers Frogh, à qui je lance un regard interrogateur. Il me répond par un couinement que j'interprète comme "Je ne sais pas où elle est". Je ne m'en inquiète pas plus que cela. J'ai vu Neryza mettre le feu à un lac et scier des falaises. S'il faut s'en faire, c'est plutôt pour le malheureux qui croisera sa route.

J'installe deux oreillers et deux couvertures sur le tapis devant la cheminée, là où j'ai l'habitude de dormir.

Quand je vivais sur l'île de la Garde, où les étés sont doux et les hivers rudes, je ne ressentais pas le froid, m'y étant acclimatée depuis l'enfance.

En arrivant ici, je me suis accoutumée à dormir avec Dihya puis dans des pièces chauffées et j'ai perdu ma résistance au froid. Aujourd'hui, je suis même plutôt sensible au manque de chaleur.

La louve sort de la petite salle de bain dans la robe de chambre que je lui ai prêtée et vient me rejoindre devant le feu. Ses longs cheveux noirs encore humides sont détachés, ce qui lui donne un air sauvage et sa robe de chambre colle à son corps mouillé, me laissant tout le loisir d'admirer ses formes.

Je me mords la joue pour me reprendre. J'ai toujours eut un penchant pour les filles aux cheveux noirs, cela ne veut pas dire que je dois me jeter sur chacune d'entre elles.

Je m'emmitoufle dans ma couverture. La forêt peut être aussi glaciale que la montagne la nuit. Mais mon invitée ne semble pas être sensible au froid. Au contraire, elle me tend sa couverture.

- Tiens, dit-elle. Et, merci.

Je prends volontiers la couverture qu'elle me tend. Son visage est rouge de gêne, comme si elle n'avait pas pour coutume d'être reconnaissante.

- De rien, je réponds, attendrie. Au fait, je m'appelle Edlynn.

Elle m'observe de ses grands yeux noirs dans lesquels dansent le reflet des flammes de la cheminée. Ses cheveux brillent à la lueur du feu et son léger sourire creuse une fossette dans sa joue. Je sens les battements de mon cœur s'emballer.

- Calie, déclare-t-elle.

La Prophétie des Ombres : Le Prince et l'Orpheline (T1)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant