Les cours ont pris fin il y a seulement une trentaine de minutes et je file déjà à mon rendez-vous devant l'université. Ma magnifique Citroën m'attend à sa place habituelle. Elle est vaguement abimée, mais je suis toujours honoré de conduire l'ancienne carcasse de ma mamie. Tilla arrive toujours la première, elle s'est confortablement installée sur le pare-chocs, son téléphone en main. Elle ne me remarque qu'une fois la voiture allumée et monte sans me jeter le moindre regard. J'affine mes réglages tandis que la vieille bâtisse de l'université me fait face. Ce n'est qu'un immeuble étendu sur plusieurs mètres. On se pose régulièrement devant les marches de l'entrée avec Chris.
Je jette un dernier regard aux vitres délabrées du bâtiment et prends la route. Tilla abandonne son précieux smartphone. Aux mains d'une voiture, elle me fait aussi peu confiance que pour suivre un cours. Ses longs cheveux ne me permettent pas de voir son expression, mais je la sens analyser mes moindres gestes. J'ai le droit à certaines remarques, alors que ses dix-sept années d'existence sur Terre l'empêche d'avoir son permis.
La route n'est pas vraiment longue, mais la réglementation des trente kilomètres par heure la rallongent. Une fois garée non-loin du café, Tilla remercie le ciel de l'avoir emmenée en vie jusqu'ici.
— Sympa ça, lui soufflé-je en la taquinant.
Elle se marre.
— Tu crois quoi ? J'ai conscience des risques que je prends, j'assure mes arrières, c'est tout.
Mon sourire d'amusement se transforme en bienveillance. J'adore voir Tilla s'autoriser à être elle-même. Solaire, drôle, libre.
Elle sort les clés de sa poche, me devançant et grimpe les deux marches qui mènent à la porte de service. J'entre et pose ma veste dans la minuscule entrée qui dessert la réserve. Je la traverse d'une traite sans me soucier d'éclairer la pièce. Entre onze heures et midi, on est fermé, ce qui explique le calme qui y règne. Monsieur Horan, le patron et pâtissier du café, qui m'a gentiment embauché en début d'année, m'a expliqué comment se déroule une journée et comment gérer la clientèle. La seule règle d'or est de ne pas entrer dans ses cuisines. Si on veut le voir, il suffit de toquer au hublot de ce lieu sacré. On s'amuse parfois à l'imiter avec Tilla : Ma cuisine est mon havre de paix et de créativité. Si vous avez le malheur d'y entrer, qui sait ce qui pourrait arriver.
Le plus drôle, c'est de reprendre sa voix cassée par les années. Mais le respect de son havre de paix marche bien, ses pâtisseries sont exquises.
— Qu'est-ce que t'attend, mon coco ? Au travail ! me rappele à l'ordre Tilla, déjà prête.
— Bonjour Horan, salué-je mon boss à haute voix.
Pas de réponse. Sans perdre de temps, j'enfile mon tablier et me mets à bosser. Je commence toujours par nettoyer les différentes machines installées au fond de la pièce. Tilla passe le balai tout en ajustant les décorations des tables. Je suis plus adepte des décorations modernes, mais l'ambiance rustique des lieux n'est pas déplaisante. J'ai juste horreur de ce tas de poussière qui recouvre le parquet quoi qu'on y fasse.
— Tout est bon ? attend confirmation Tilla devant la porte.
— Il reste la caisse !
Je retourne derrière le comptoir et active la caisse alors que Tilla tourne le verrou et change le panneau pour afficher qu'on est enfin ouvert. Les premières minutes sont toujours calmes. Tilla se pose sur la table devant la machine à café. Elle résiste à sortir son téléphone, au risque d'être surprise par Monsieur Horan.
— Tu peux me parler, tu sais ? ricané-je.
— De quoi ? On ne va pas parler travail et on n'a pas vraiment les mêmes centres d'intérêt.
Maintenant que j'y pense, elle n'a pas tout à fait tort. On est ensemble presque tous les jours, on commence à épuiser les sujets de conversation et on se connaît trop pour faire connaissance.
— Il y a bien un truc dont on n'a jamais parlé, enfin dont tu ne m'as jamais parlé.
Elle hausse un sourcil, m'invitant à poursuivre mon idée.
— Tu ne m'as jamais dit si t'avais des vues sur un garçon en ce moment.
— Oui, nan ! évite-t-elle en se levant. On parlera de ça dans tes rêves.
Elle me tapote la tête comme pour calmer mes ardeurs. Je ne vais pas lâcher prise aussi facilement, mais un client me prend de court. C'est Monsieur Ferdinand, un de nos habitués et surtout un ami de Horan. Tilla ne rate pas cette occasion et fonce prendre sa commande. Elle cache du mieux qu'elle peut son dégoût face à ce long menton ponctué de verrues. La peau maigre de Monsieur Ferdinand fait sortir ses yeux de ses orbites et accentue ses cernes. Tilla m'a confié que ce visage l'horrifiait, mais visiblement aujourd'hui, il lui porte chance. Sa commande prise, elle poursuit avec une nouvelle cliente et nous nous faisons embarquer par le rythme prenant du service. Les pâtisseries comme les sandwichs se volatilisent. Mon front finit en sueur malgré ma condition physique et quand je peux enfin souffler, Tilla m'attaque en première.
— Répond d'abord, alors ! Avec Elya ?
Elya ? Merde, j'ai encore oublié. Pourtant notre rendez-vous est bien prévu à la fin de mon service. Pourquoi ai-je accepté ?
— C'est pas ton style, donc je me suis posée la question.
— C'est quoi, "mon style" ?
— Les causes perdues.
La justesse de sa réponse me glace le sang. Sans me toucher, elle vient de me mettre une des plus belles gifles de ma vie. J'ouvre la bouche, rien ne sort. La cloche me sauve, annonçant l'arrivée d'un client. Reste concentré !
— Bonjour qu'est-ce je peux vous servir ? demandé-je en me retournant.
Je le reconnais au premier regard, un autre de nos clients habituels. Il débarque de la bibliothèque de Madame Lincolz tous les jours. Il choisit toujours les heures avec le moins d'affluence pour venir. Je connais sa commande par cœur, mais attends tout de même une réponse.
— Un chocolat chaud, s'il vous plaît, me répond-il sans grande motivation.
Sa froideur me donne l'impression d'affronter un fantôme. Je ne le vois jamais au lycée, pourtant je peux parier qu'on est dans la même tranche d'âge. Il fait sûrement partie des marginaux. J'active la machine qui se met à vibrer, le gobelet attendant d'être rempli. Il reste là, droit comme un I dans ses vêtements trop amples. La capuche sur sa tête ne me permet pas de le discerner clairement. Je ne distingue que ses lèvres gercées et son petit nez.
Le cliquetis de la machine me ramène à la réalité. Je recouvre de son couvercle le verre à deux doigts de déborder, avant de le lui rapporter.
— Ça fera deux euros cinquante, s'il vous plaît.
Il me glisse les pièces préalablement préparées sur le comptoir et récupère son dû.
— Merci, entends-je dans un murmure.
Les pièces dans ma main, la porte fait résonner la cloche, sa silhouette vêtue que de noir retourne dans sa grotte. Je range la monnaie, encore perturbé par cette présence. Tilla revient de la salle et me fait sursauter d'une tape sur le dos.
— Tu le connais ? lui demandé-je fébrilement.
— Qui ça, Atiyan ?
Atiyan. C'est la première fois que j'entends ce prénom.
— Il était dans ma classe en primaire. Avant que tu partes, je veux savoir pourquoi t'as accepté ce date.
Mon regard se pose instinctivement sur l'horloge. Il est déjà seize heures passées. Je défais mon tablier sous le regard sournois de Tilla.
— Je sais pas honnêtement. C'était une connerie, mais je dois l'assumer.
Je m'empresse de passer la réserve et d'attraper ma veste.
— Merci encore ! crié-je pour qu'elle m'entende.
Je dévale les marches menant au parking. Je pars sans même prendre le temps de m'attacher et regrette à chaque kilomètre ma décision.
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Jusqu'au prochain brouillard
RomanceMa pénombre a depuis longtemps éclipsé la lumière. Ponctuée de noirceur, la vie d'Atiyan n'est pas au bout de ses chamboulements. Pris dans une tempête personnelle, il s'est protégé de tout, sauf de l'espoir et encore moins de la forme qu'elle alla...