Chapitre 10

36 4 0
                                    


 Quelques jours passèrent sans que rien d'exceptionnel n'arrive. Deux missions de routine et une apparition publique pour Fyris et Raelar, mais chacun rentra docilement chez soi chaque jour. Sans crier gare, les deux jeunes gens s'étaient soudainement éloignés l'un de l'autre, constatant qu'un immense mur de glace s'était dressé entre eux suite à leur dernière conversation.

Raelar se sentait incroyablement perdu, et n'avait aucune idée de l'impact qu'avait eu sa dernière entrevue avec la jeune femme. Il savait que lui rendre visite serait le moyen le plus facile et rapide de se rassurer un peu, mais il ne voulait pas s'imposer. Et surtout, la dépendance qu'il commençait à ressentir lui faisait peur. Il réalisait que l'attirance qu'il éprouvait n'était plus simplement physique, et cette idée le terrifiait.

Plus le temps passait, plus sa colère grandissait. Colère contre lui-même, tout d'abord, pour son insistance. Et surtout colère contre son obsession. Plus il se réprimandait quand il se prenait à songer à elle, plus il y pensait. Les souvenirs de leur conversation le possédaient, hantaient ses nuits. Il en oubliait sa raison, en perdait le sommeil, l'appétit. Seul son travail lui permettait de trouver quelque répit, et il se noyait peu à peu dans les responsabilités qu'il accumulait à dessein. Il sentait sur lui le regard interrogateur et inquiet de Mahir, mais préférait l'ignorer pour l'instant. Comment discuter avec quelqu'un de choses qu'il ne comprenait pas lui-même ? Il avait besoin de temps pour faire le point.

De son côté, Fyris n'était pas non plus au mieux de sa forme. Elle était consciente de son attirance pour le Général et savait pertinemment que ses sentiments étaient partagés. Si Raelar craignait le rejet et de briser définitivement la fragile harmonie qu'ils avaient réussi à construire, en revanche, ce dont Fyris avait peur, c'était que Raelar se retrouve avec une femme qui ne pourrait pas le rendre heureux.

Elle avait beau commencer à souhaiter de tout son cœur que leur relation évolue vers quelque chose de plus intime, leur rang, son statut d'Immortelle ou encore le fait qu'elle ne soit pas native de l'Empire, l'empêchaient d'accepter cette relation. Raelar était un supérieur qu'elle se devait de respecter, et la hiérarchie exigeait que leur relation reste strictement professionnelle. Le fait qu'ils soient mariés aurait dû écarter ce problème, mais Fyris s'en trouvait incapable. Leur union restait factice et n'était que la vitrine de l'Empire. De plus, si jamais elle se laissait aller à se rapprocher de Raelar et que tout dégénérait, elle n'était pas sûre de retrouver la force de faire semblant.

La jeune femme était prise au milieu du combat entre son cœur et sa raison, et savait que la décision la plus raisonnable était de garder ses distances, autant que possible. Bien décidée à ne pas laisser Raelar se rapprocher davantage, elle était restée d'une froideur parfaite ces derniers jours. À son grand dam, les yeux de Raelar n'avaient pas manqué d'exprimer que son comportement le blessait, mais Fyris pensait que c'était la meilleure solution à long terme.

Mieux valait s'éloigner maintenant, avant que ses sentiments ne prennent trop d'ampleur. Elle voulait s'assurer de maintenir des liens convenables, plutôt que de se laisser emporter par désir et passion, et de se lancer dans quelque chose qui ne pourrait pas fonctionner. Ils ne faisaient absolument pas partie du même monde et c'était le hasard qui les avait réunis. Fyris n'avait pas l'intention de tenter quoi que ce soit. C'était un risque qu'elle se refusait à prendre.

Ses pensées entamaient peu à peu son sang-froid. Elle se surprenait de plus en plus à rêvasser, même au beau milieu de missions. Des vagues d'anxiété n'avaient de cesse de la submerger dans les pires moments, et ses mains étaient en constante recherche de quelque chose à triturer. Elle n'arrivait pas à se contrôler, et encore moins à se concentrer sur quoi que ce soit. Consciente de la possible gravité de ce problème, elle ne se sentit que plus déterminée à résister à Raelar. Un soldat et une Immortelle... plus elle y pensait, plus elle se disait que c'était une idée effrayante.


*****


 Ce matin-là, Raelar avait pris son courage à deux mains et décidé de rendre visite à Fyris pour mettre les choses au clair, ou du moins apaiser la situation bien trop tendue à son goût. Cherchant une excuse, il s'empara d'une de ses nombreuses piles de livres et se mit en chemin vers leurs appartements d'un pas rapide. Il était de bonne humeur, confiant. Arrivé devant la porte, il sortit ses clés et ouvrit. Il était chez lui après tout, il n'avait pas besoin de frapper. Mais lorsqu'il passa la porte, il manqua de lâcher les lourds volumes qu'il portait.

Un homme.

Un homme se trouvait là, assis dans leur salon, à leur table. Un homme qu'il ne connaissait pas.

– Qui es-tu ? gronda Raelar en fronçant les sourcils.
– Ah, Général Raelar, commença l'homme en se levant avec un sourire. Je...
– Où est-elle ?
– Dans la salle de bains...
– Il va me falloir une bonne explication, et très vite.

L'homme se rembrunit.

– Ce n'est pas ce que vous avez l'air de penser. Fyris est une amie d'enfance.
– Alors pourquoi ne m'a-t-elle jamais parlé de toi ?
– Peut-être n'en a-t-elle simplement pas eu l'occasion. Je ne pense pas que Fyris ait besoin de vous révéler chaque détail de sa vie privée.

Raelar lâcha ses livres au sol et serra les poings. Ses tempes pulsaient douloureusement, son sang bouillonnait dans ses veines. Il était sur le point de perdre tout contrôle.

– Qu'est-ce qui se passe ici ? demanda Fyris en entrant dans la pièce.
– Que fait cet individu chez moi ?! répondit Raelar en pointant l'homme du doigt.

Une expression de surprise passa dans le regard de Fyris, qui s'assombrit ensuite. Immédiatement, Raelar regretta son attitude, mais le mal était fait.

– Maru est un ami de longue date. Il me rendait tout simplement visite. Je ne pensais pas que ça vous poserait problème.

Raelar chercha ses mots, embarrassé par la situation. La vitesse à laquelle il avait perdu son sang-froid le frappa de plein fouet, avec le poids des regrets et une pointe de honte. Il venait de lui faire une scène devant un parfait inconnu et s'était comporté comme un imbécile. Fyris baissa les yeux et enfila prestement sa tunique avant de faire signe à Maru de sortir. L'homme adressa poliment un signe de tête au Général avant de le dépasser pour quitter les lieux. Quant à la jeune femme, elle marmonna un mot d'excuse avant de partir à sa suite, laissant Raelar seul. Le Général contempla longuement la pile de livres à ses pieds, perdu dans ses pensées, et avec la désagréable sensation d'être un immonde personnage.

*****

 Fyris et son équipe étaient sur le chemin du retour des suites d'une petite mission de reconnaissance. Leur éclaireur s'en était sortie avec une flèche fichée dans la cuisse, et était épaulée par Maru qui la réprimandait fortement. Fyris traînait derrière, les yeux dans le vague, lorsque Shahr, jeune Immortelle qui apprenait le métier auprès de son aînée, l'interpella.

– Quelque chose ne va pas ?

Fyris soupira. Elle n'avait pas l'intention que qui que ce soit ne remarque son trouble, et préférait garder ses histoires pour elle. Mais elle savait également que si elle ne se défaisait pas de son fardeau, ce poids pourrait être un enfreint à son bon équilibre. Elle ralentit légèrement, creusant la distance entre elle et le reste du groupe.

– C'est le Général, avoua-t-elle.
– Qu'est-ce qu'il t'a fait, le beau Raelar ?
– Du rentre-dedans. Beaucoup de rentre-dedans. Et une crise de jalousie de surcroît.
– Et en quoi c'est un problème ? Tu vas faire des envieuses.
– Je ne suis pas intéressée, trancha Fyris en détournant le regard.

Shahr garda le silence quelques minutes. Fyris était tendue comme un arc, et elle avait été distraite pendant toute la durée de leur mission. Shahr était du genre à tout tourner en plaisanterie, mais pensa que Fyris avait un réel besoin de conseil cette fois.

– S'il te met mal à l'aise, éloigne-toi de lui.
– Je suis sa femme. C'est mon rôle d'être à ses côtés.
– Ce n'est qu'une mascarade, et tu le sais.
– J'ai besoin d'une raison officielle si je veux prendre mes distances.
– Alors va demander à Raan. Il te donnera bien quelque chose à faire qui t'éloigne de la Capitale pour un temps.

Fyris hocha la tête gravement.

– Je vais faire ça.
– Il t'es dangereux ?
– Je n'en suis pas encore tout à fait sûre. Mais il me perturbe.
– Alors fuis-le jusqu'à ce que tu saches ce que tu veux. Le doute est un luxe que nous ne pouvons pas nous permettre.
– Tu apprends vite, dit simplement Fyris en souriant.

Shahr stoppa net et la regarda droit dans les yeux.

– Non. J'ai juste décidé depuis le début que je serais égoïste. Je ne veux plus rien faire que je risquerais de regretter plus tard, et je veux toujours me donner priorité. Quelle que soit la situation.
– C'est bien que tu aies la force de voir les choses sous cet angle.
– La force ? répéta Shahr en reprenant sa marche. Mais je viens de te dire que je serai égoïste.
– C'est parfois une décision difficile à prendre.
– Ne t'en fais pas, si je suis conduite à choisir entre ta vie et la mienne, je n'hésiterai pas.

Fyris éclata de rire.

– C'est également une bonne décision. Je ne sais pas si je pourrais aller contre ma nature et faire de même.
– Tu accordes bien trop d'importance à la vie des autres. De la façon dont je vois les choses, j'ai sacrifié suffisamment pour me permettre tout ce dont j'ai envie à partir de maintenant. Même si cela signifie manquer d'empathie.
– Cela ne fait-il pas de nous des monstres ?

Une nouvelle fois, Shahr s'arrêta. Elle examina longuement son aînée, comme si elle ne savait que répondre. Lorsqu'elle réalisa que Fyris était totalement sérieuse, elle croisa ses bras sur sa poitrine et prit un air déterminé.

– Nous sommes déjà des monstres. Inutile de chercher à le nier.

Fyris détourna le regard alors que Shahr reprenait son chemin. C'était vrai, elle n'était plus humaine. Mais elle n'avait pas l'impression de faire semblant de l'être en pensant à son prochain. La réalité de son statut était encore douloureuse à accepter, malgré les années.

L'ArrangementOù les histoires vivent. Découvrez maintenant