Il est neuf heures et demie ce mercredi 22 décembre, quand George Chevalier dépasse la porte de Montreuil en direction du nord, sous la grisaille parisienne. Passe-montagne sous le casque, tablier sur les genoux, gants en cuir et rembourrés, il se faufile à travers la circulation dense sur son Piaggio électrique.
Il faudra un jour qu'il régularise sa situation. Il avait acheté le scooter la première année de la pandémie. Au printemps 2020, il avait passé huit semaines au lit, infecté dès la dernière semaine de février, alors que ces idiots de l'OMS, avec le Suédois Johan Giesecke en tête, assuraient à la planète que le Sars-Cov2 n'était pas transmissible par voie aérienne. Quelle bande de cons ! Son père était décédé en avril alors que lui-même avait trente-neuf de fièvre et toussait comme un Tupolev. Marie-Claire, à l'époque désabusée par la politique covid de la Suède, lui avait supplié d'éviter les transports en commun jusqu'à la fin de la pandémie. Il avait donc acheté un petit Piaggio électrique 70 km/h.
Problème, quelqu'un avait changé les régulations, il y a quelques années déjà. Un permis B ne suffit plus pour conduire un scooter 70 km/h. Il doit donc en théorie retourner à l'auto-école passer un permis A1. À 58 ans ! C'est un peu du foutage de gueule. Il est ingénieur qualité et comprend l'importance des procédures en matière de sécurité, mais un permis A1 pour un Piaggio 70km, c'est tiré par les cheveux. En attendant, il est hors la loi, mais tant pis.
Ce matin, George va un peu mieux. Il avait pu faire ses 11 minutes d'exercices physique, suivi d'un petit footing au stade Charles Moureau – son genou lui fait moins mal – après quoi, il avait pu acheter une baguette et un croissant aux amandes. Vive la France, vive la République.
Arrivé au niveau du 138 boulevard Mortier, il bifurque vers l'entrée à droite. Ou peut-être qu'il bifurque plutôt à gauche et traverse le boulevard pour prendre l'entrée située au numéro 135. Peu importe. Secret défense oblige, le lecteur de ces lignes ne saura pas où est située l'annexe des analystes géopolitiques. Disons simplement que le voilà dans une des cours de l'ancienne caserne militaire servant de siège à la Direction générale de la sécurité extérieure. Les journalistes en barbouzerie l'appellent « la Piscine » du fait de la présence de la piscine des Tourelles à l'angle nord-ouest. Les agents l'appellent plus simplement « la boîte ». Au moins pour quelques années encore. Il est prévu de déménager à Vincennes d'ici 2028, c'est-à-dire de façon plus réaliste pas avant 2031 sachant les retards inévitables dans le secteur du bâtiment. D'ici là, George sera à la retraite.
En garant son scooter, il déploie mal la béquille et le scooter lui tombe sur le genou gauche. Saloperie. Deux robustes bras agrippent le scooter et le redressent. C'est une jeune femme en ciré beige, avec un casque noir et rose et une forte odeur de parfum. Elle vient de garer un Piaggio Medley à côté.
Merci.
La jeune femme se retourne, enlève son casque, laissant apparaitre une chevelure lisse et brune flottant dans les bourrasques de décembre. Après avoir mis son casque dans le coffre de son scooter, en y en avoir sorti un sac à dos Fjälrräven, elle se retourne vers George occupé à extraire la batterie de son scooter: « Un Piaggio électrique, franchement une absurdité. Un Piaggio à essence consomme moins d'un litre au cent, et l'impact environnemental de production de la batterie n'est pas compensée par les réductions d'émission de dioxyde de carbone durant la durée de vie du scooter. Bref, un scooter électrique ne favorise pas l'environnement. »
Mais qu'est-ce qu'elles ont, les femmes, de nos jours ? Pourquoi ce besoin de tout commenter et tout critiquer ? On croirait entendre sa fille ! Georges décide de l'ignorer. Après avoir extrait la batterie de son scooter, il s'agenouille pour cadenasser une chaine autour de la roue arrière. Derrière lui, la jeune femme continue : « Vous emmenez la batterie dans votre bureau ? C'est malin, ça vous permet la charger aux frais du contribuable ».
En se relevant, George sourit : « absolument pas ».
Un instant plus tard, George est dans son open space et place sa batterie de scooter à charger sous sa table. À la centrale, il y a trop d'agents sur une superficie réduite. On n'y est pas serré comme dans un sous-marin nucléaire lanceur d'engin, mais presque. Masque anticovid pour tout le monde. On n'est pas en Suède.
Au carré de table de son open space, son équipe d'analystes chargés des pays nordiques et baltiques. Martin, d'abord, en polaire Quéchua. Un franco-Estonien. Né en Estonie au début des années 1980. Ses parents, tous deux scientifiques, avaient réussi à passer en France en 1988, trois ans avant l'indépendance de leur pays. Mathématicien de formation, Martin était passé par la DT, la direction technique, avant que ses compétences linguistiques soient mises à profit au service géopolitique. En effet, il parle couramment estonien, finnois, russe et anglais.
Puis il y a Amina, en veste de sport Mammut. Franco-Norvégienne avec des racines marocaines, diplômée de Science-Po, Amina parle couramment norvégien, suédois et anglais, et a une compréhension passive de l'arabe et du danois.
Enfin, Marielle, avec une veste anthracite et une chemise blanche. Jeune énarque passée par le ministère des Affaires étrangères, Marielle ne parle couramment que l'anglais et le danois, mais elle a une capacité d'analyse hors pair et pond des notes de synthèse aussi vite qu'un pizzaiolo napolitain étale des pizzas.
Une petite équipe dont la taille témoigne de l'importance accordée par les services français à la « banlieue nord de l'Europe », comme Grand Manitou aime appeler cette région.
« Ah tu es là, Cédric. Le séminaire commence dans 5 minutes ».
C'est Grand Manitou. De ses 1m90, il toise George d'une bonne tête. Il sourit : « 1m61. À deux centimètres près, t'évitais de servir dans les paras et on ne se serait jamais rencontré. »
« Tu es là pour me rappeler ma petite taille ? » demande George en prenant son bloc note, et son ordinateur portable. Grand Manitou est non seulement grand, mais il a une chevelure blanche abondante, coupée en balayage latéral.
Grande taille, peau blanche bronzée, crinière argenté, diplôme de l'ENA en poche, Grand Manitou gagne tout de même un salaire trois fois plus élevé que George Chevalier, petit, cheveux dégarnis, peau café au lait, et avec simplement un doctorat en géologie et une maitrise en contrôle qualité. Encore heureux qu'il soit maigre et athlétique, sinon son salaire serait probablement plus faible. C'est la vie.
En suivant Grand Manitou vers la salle de réunion, George se prend les pieds dans des câbles. Grand Manitou le retient et se cogne dans une lampe.
« Décidément, ces locaux sont infernaux, vivement qu'on déménage.
- Tu as vu mon mémo sur les projets Jean Valjean et Thénardier ? », s'enquiert George.
- Oui, mais je veux qu'on en reparle au déjeuner. On mangera ensemble. Jean Valjean, c'est quasi-go, et on peut l'activer dès cette aprèm. On a une réunion à 15h avec les chefs analystes Europe. Thénardier, je ne suis pas sûr.
- On en reparlera après le séminaire. Mais avec ce qui se passe en Russie, je pense que Thénardier devrait être prio. On a de bonnes chances de débusquer une source dans le proche entourage du Tsar. Et pour la verrouiller avant les Jeux olympiques de Pékin, il faut commencer à harponner dès demain, au plus tard vendredi.
- Comme je te l'ai dit, on en reparle à midi. On mangera dans mon bureau.»
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L'espion à la fille désenfantée
Mystery / ThrillerQu'ont Hitler, Staline et Trump en commun ? Ils souffrent de perversion narcissique. Un trouble de personnalité bien décortiqué par la psychiatrie française. Séducteurs hors-pairs, excellents menteurs, dénués d'empathie, ils trouvent leur raison d'ê...