24: Bruxelles-Paris

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Il est 21h13 dimanche 30 janvier 2022 quand George Chevalier monte à bord du Thalys en gare de Bruxelles-Midi, avec en main un cornet de frites mayonnaise. Un dernier pour la route.

Il était rentré de Malte par un vol direct et avait atterri à Bruxelles à 19h00. La fin de l'opération maltaise s'était bien passée. Arrivé à l'aéroport de Malte dès 14h30 avec Natacha, il avait fait semblant de retrouver un collègue belge aux toilettes, puis avait retrouvé Natacha pour un café. Il avait glissé discrètement le disque dur crypté dans son sac à main, avec dessus un autocollant et une adresse sur darkweb visible à la seule lumière noire. Également glissé dans son sac à main, un petit porte-clés émettant de la lumière noire. Et cela à la barbe des deux gardes du corps occupés à manger une pizza à la table d'à côté.

Le vol retour Malte-Bruxelles s'était passé sans incident. Une fois atterri, il avait pris le train pour Bruxelles, s'était dirigé vers la consigne de la gare, toujours masque anti-covid sur le visage, avait récupéré ses affaires à la consigne, puis s'était installé dans un restaurant à proximité de Brussel-Zuid, où il avait commandé une sole avec des frites. George n'était désormais plus le Dr Edmond Uwilingiyimana, mais Noël Lardon. Il avait allumé son téléphone privé : deux appels manqués de Suède, probablement Marie-Claire, et six appels manqués de Jordi ainsi que sept SMS de sa part. Jordi est inquiet et veut savoir si George sera bien à Huningue le lundi 31 janvier à 15h30 pour ouvrir un compte en banque commun. Il lui a même envoyé un email. Tout en mangeant son diner, George a pris la peine de répondre au mail de Jordi, lui expliquant qu'il a oublié son portable au bureau, mais que oui, il sera à Huningue demain aprèm. Pendant le diner, George avait également pris le temps d'appeler son vieil ami Elmantas, géologue à Longyearbyen, histoire de prendre des nouvelles. Il avait une fenêtre d'opportunité.

Son diner terminé, il s'était quand même offert un dernier cornet de frites avant de monter dans le Thalys.

En cherchant sa place dans le wagon, George constate que la première classe est quasiment vide ce dimanche soir. Judicieux de la part de Grand Manitou. Il déploie la tablette proche de la fenêtre, pose son cornet de frites, place sa valise sur le porte-bagage au-dessus de sa tête, et s'installe à sa place à la fenêtre, gardant sa veste de cuir et son écharpe. Après son court séjour à Malte, Bruxelles est bien froid.

Le train démarre, il retire son masque covid et déguste ses frites, savourant le savoir-faire belge consistant à tremper les pommes de terre taillées en sardines dans de la graisse de bœuf bouillante plutôt que dans de l'huile.

En gare de Lille-Europe, trois âmes avec masques covid montent à bord du wagon de première classe. La plus grande d'entre elles signifie à George que sa place est à côté de lui. C'est Grand-Manitou.

Alors ?

Lors de son diner au restaurant, George avait envoyé les points essentiels par texto en utilisant son téléphone crypté. Thénardier ne braquera pas la banque avant le 20 février. Éponine a bien été violentée par Thénardier. Elle a des éléments solides pouvant le discréditer. Elle est prête à rallier les amis de l'ABC à condition que la sécurité de ses enfants et la sienne soient garanties. Le transfert aura lieu à Glacière.

« Glacière ? Maugrée Grand Manitou. Comment allons-nous faire une exfiltration Russie ? Je ne veux pas impliquer ni le SO, ni le DG avant qu'on ait Éponine, et je ne peux pas envoyer quiconque là-bas sans son autorisation. »

George assure : « Tu n'as besoin que de deux agents. Alessia est payée par notre officine, et je suis toujours en congé maladie. Ensuite, ça serait bien si Hubert pouvait nous assister à distance. »

Grand Manitou objecte : « Les visas pour la Russie ne s'obtiennent pas comme ça. Ça prend du temps. Et puis quelle couverture ?»

George le rassure : « On peut réaliser l'extraction d'ici le 17 février. Alessia garde sa couverture italienne. Les Italiens sont russophiles, elle n'éveillera aucun soupçon. J'ai juste besoin d'un visa pour elle. Elle reste à Malte encore deux semaines. Elle peut postuler pour un visa à l'ambassade de Russie à Malte, mais il lui faut une invitation par une entreprise russe. Elle y irait afin d'organiser une conférence à Malte pour des cadres russes. »

Grand Manitou se tourne vers George et chuchote : « OK. Je peux arranger ça avec la filiale russe d'Etam. Mais ne me demande pas d'aide pour d'autres visas, sinon ça sera suspect. »

George prend son smartphone, et montre une photo : « Cette glaciologue allemande vit en Suède et doit aller au Svalbard vendredi pour y animer un cours la semaine d'après. Si pour une raison ou une autre elle ne peut y aller, j'aurai une couverture béton pour obtenir un visa auprès du Consulat russe de Barentsburg. Et comme les diplomates là-bas sont très complaisants vis-à-vis des scientifiques s'intéressant à la Russie, je ne devrais pas avoir trop de problèmes. »

— Barentsburg ? Quelle drôle d'idée ! Seul un géologue tordu comme toi pourrait y penser. Et comment je fais pour l'empêcher d'aller au Svalbard ? Je la fait chuter dans la rue ? J'envoie de faux témoin de Jéhovah frapper à sa porte l'aspergeant discrètement avec un spray de covid-44 ? »

George hausse les épaules : « Tu as bien quelqu'un qui est créatif ? C'est une opération à très bas faible budget en Suède, tu peux l'autoriser sans le feu-vert du DG.

— Certes. Donc si je comprends bien tu iras en Russie sous le nom de George Chevalier, en tant que géologue y ayant obtenu un doctorat. Et en cas de merde, il te faut une autre identité. »

— Ne t'en fais pas, j'ai l'intention de mettre à contribution une vieille connaissance togolaise de Russie : Ambroise.

Les yeux de Grand Manitou s'éclairent au-dessus de son masque : « Ambroise. Il nous a aidés à faire passer un transfuge soviétique au bon vieux temps. Que devient-il ? »

« Il travaille à Fortum en Finlande. Il est maintenant chargé de la gestion des déchets nucléaires. Le seul centre au monde recyclant les déchets nucléaires est en Russie. Avant la crise covid, il y voyageait régulièrement. Il est à Villar-d'Arène cette semaine, je vais tâcher de le recruter après-demain. »

Et sinon, le nettoyage de l'opération maltaise ? Hubert et Alessia ont chacun leur appartement jusqu'au 28 février. Hubert devrait officiellement être remis de son covid dans trois jours, mais si Grand Manitou pouvait le mobiliser jusqu'au 28 février sur une opération maltaise bidon, liée aux cryptos par exemple, ça serait parfait : il pourrait retourner le matériel de piratage informatique par la valise diplomatique. Alessia doit nettoyer l'opération jusqu'à la fin de la semaine. Une étude de marché a réellement été produite. MedInsight sera mise en liquidation d'ici deux mois quand aucun nouveau client aura été trouvé. Véronique, l'assistante de Grand Manitou, l'aidera à gérer cette phase.

À ce stade, le lecteur de ces lignes aura noté que deux femmes, Alessia et Véronique, plutôt que deux hommes, sont chargées du nettoyage de la phase maltaise. Véronique, plus âgées, ne l'a pas remarqué. Mais si un documentariste interrogeait aujourd'hui Alessia, cette dernière regarderait droit dans la caméra et s'exclamerait : « George Chevalier, né en 1963. Grand Manitou, né en 1961. Ils ne se rendent même pas compte qu'ils demandent à deux femmes de faire le ménage. La liquidation de Medinsight par le biais des directeurs nomminee ? Chevalier aurait pu s'en charger ! De même que le paiement des prestataires ! La mise à jour du site web laissant suggérer des ennuis financiers ? le rapatriement du matériel informatique ? Hubert aurait pu s'en charger ! Pourquoi me demande-t-on à moi, ancienne militaire, de procéder au nettoyage administratif de l'opération maltaise ? Parce que je suis une femme ? Y aurait-il des inconscients sexistes à la DGSE ? Probablement. Mais bon, à l'armée, c'était encore pire. Au bataillon de chasseurs alpins, j'étais la seule femme de ma section, mais les mecs s'attendaient à ce que je fasse le gros du nettoyage. Ou bien pire, voulaient être compensés par des faveurs sexuelles pour leur contribution au nettoyage. Bref, l'abrogation du sexisme dans le secteur de la défense n'est pas pour demain ! »

Que le lecteur de ces lignes soit rassuré : l'objectif de ce livre est de dévoiler une opération illégale mais audacieuse des services français, et non de faire avancer la cause des femmes. En bon lâche, et de peur d'être taxé de wokisme, nous coupons immédiatement ce micro hypothétique à Alessia. De toute façon, en femme, Alessia a l'habitude : elle ne se plaint jamais, elle encaisse.

En gare du Nord, Grand Manitou descend du Thalys le premier et disparaît à grand pas. George, qui tire avec lui une valise, se dirige plus lentement vers le métro, seul. Une fois chez lui, il met de côté la valise maltaise après en avoir sorti le linge sale et sa trousse de toilette. Il arrose ses plantes, et prépare un sac de sport avec de nouvelles affaires pour une semaine de voyage. Il est minuit quand il se couche.


L'espion à la fille désenfantéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant