13 : Le bureau du Directeur du renseignement

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Situé dans un autre bâtiment, le bureau de Grand Manitou frappe le visiteur par plusieurs aspects. Non seulement il est de taille généreuse – un grand bureau, deux canapés et une table basse, tout Ikea, coupes budgétaires obligent, y rentrent largement – mais le fond du bureau, derrière les canapés, est occupé par un vivarium géant, avec dedans, deux iguanes fondus dans de la végétation équatoriale. Sa Guyane natale. Au mur, un arc Kali'na avec de longues flèches en bambou. Sa grand-mère maternelle était la fille d'un notable Kali'na d'une tribu côtière de Guyane française. D'où son surnom reçu à l'ENA : Grand Manitou. Sobriquet dont il ne s'était jamais débarrassé. Personne ne retenait son nom de famille de toute façon. Trop de consonnes et des y-grecs pour seules voyelles. Originaire de Danzig, son père avait servi dans les forces polonaises libres en Italie avant de s'installer en France. La métropole de la fin des années 1940 étant trop communiste à son gout, il avait ouvert un commerce en Guyane. Un père très catholique et un peu trop blanc d'ailleurs. Il était décédé d'un mélanome malin. Le soleil guyanais ne pardonne pas.

Sur la table basse située entre les canapés, deux barquettes en polystyrène fermées, une baguette de pain, deux petites bouteilles de vin de 12.5 cl chacune, du Bordeaux, deux verres à vin, une cruche remplie d'eau et deux verres.

« Je t'ai commandé un bœuf tartare avec salade, tabasco et frites mayo, explique Grand Manitou en invitant George à s'asseoir sur le canapé en face du sien. Je sais que la nourriture que l'on trouve dans la banlieue nord de l'Europe ne casse pas des briques.

— C'est gentil, tout ça.

— Bon, alors par où commencer ? »

Les deux agents ont ouvert leur repas, rempli leurs verres de vin, mais pas trinqué : la situation n'est pas aux réjouissances.

« L'opération Jean Valjean , commence George. Tu as entendu la psychiatre. Risque de sécurité nationale.

— J'entends bien, j'ai bien lu tes notes, c'est en ligne avec Jeanne-Luce Piquard. Sur l'opérationnel, ton plan est solide. Mon problème, c'est que dans la situation actuelle, je ne veux pas attirer l'attention du Directeur général. Or tu le sais bien, toute opération de renseignement non budgétée qui dépasse le demi-million d'euros doit être approuvée directement par ses soins.

— On a nos fonds crypto, fait remarquer George, en tartinant un peu de bœuf tartare sur un bout de baguette. Officiellement, on a que neuf millions placés auquel on n'a pas le droit de toucher, mais tout le reste n'existe aux yeux de personne.

— Ça n'a pas perdu en valeur depuis novembre ? J'ai cru comprendre que le Bitcoin se cassait la figure.

— Oui, mais apparemment, ma source maltaise a fait un truc qui s'appelle selling short. Avec des options ou des futures. Je ne sais pas au juste comment ça marche, mais on peut visiblement gagner de l'argent quand les cours s'écroulent. Il a fait une plus-value impressionnante. Actuellement, on a 40 millions de dollars sécurisés répartis dans des comptes aux iles Vierges et au Lichtenstein, et l'équivalent de 20 millions de dollars en crypto, avec lequel il spécule toujours, en utilisant leur volatilité.

— Ah oui quand même. Et si on dit qu'il ne nous reste que 7 millions d'euros officiels sur les neuf millions déclarés en septembre, ça nous fait 43 millions invisibles aux radars! Le problème, c'est que si j'utilise ces fonds, je suis obligé de les déclarer. Là, on est quand même dans un cas de figure où l'on va mobiliser une douzaine d'agents, des analystes, qui plus est. Et si le Directeur général voit les fonds alloués à l'opération Jean Valjean, il va se demander pourquoi on travaille là-dessus, au lieu de se concentrer sur la menace russe, ou le bordel en Libye et au Sahel. Or je ne veux pas de débats à ce stade. Pas avant qu'on ait de la matière plus substantielle. »

L'espion à la fille désenfantéeOù les histoires vivent. Découvrez maintenant