L'espion à la fille désenfantée

8 : Helsinki

L'un des avantages de prendre l'avion en Scandinavie en hiver est de pouvoir percer le plafond des nuages et de jouir de quelques rayons de soleil. Le vol est court, les turbulences au rendez-vous, et à l'aéroport d'Helsinki, la nourriture n'est guère plus appétissante qu'à Stockholm. Seule différence notable avec Stockholm : les mots écrits sont interminables avec beaucoup de voyelles, trop de y et ä. À l'oral, la langue parlée semble sortir tout droit d'un film de science-fiction.

Esko Punainen le reçoit chez lui en chaussettes. Il est trois heures de l'après-midi heure finlandaise, le soleil s'apprête à se coucher, et il est seul chez lui. Sa femme donne un cours à l'université. Leurs enfants n'habitent plus à la maison, dans ce pays où la vie étudiante est plus facile qu'en France.

George enlève ses chaussures de montagne et accroche sa veste en cuir au porte-manteau de l'entrée. Esko lui indique la cuisine.

« I have a few Karelian pirogues and egg butter for the coffee. » (J'ai quelques pirogues caréliennes et du beurres aux œuf pour le café )

Il fut un temps où la Finlande était une colonie suédoise, avant d'être cédée à la Russie à l'époque des guerres napoléoniennes. Au début du 18ème siècle, un roi suédois belliqueux au nom de Charles 12 – douze en chiffres arabes, et non « croix-double-bâtons », les Suèdois ne maîtrisant pas les chiffres romains – s'était mis en tête de vaincre la Russie. Ses campagnes militaires, réussies au début, tournèrent au vinaigre alors qu'il s'enfonçait de plus en plus profondément en territoire russe. Vaincu en Ukraine à la bataille de Potalva en 1709, il se replia vers l'empire Ottoman, où il implora l'asile au Sultan. Parqué avec les débris de son armée dans un camp de rétention administrative par les Turcs, il tenta en vain de convaincre le Sultan d'entrer en guerre contre la Russie. Excédés par l'abus d'hospitalité des Suédois, le Sultan prit ses dispositions, et Charles 12 se retrouva expulsé avec son armée comme de vulgaires sans-papiers blonds aux yeux bleus. De ce séjour en camp de rétention administrative en Turquie, le roi Charles 12 ramena en Suède et donc en Finlande, un amour excessif pour le café. Résultat, la consommation de café par habitant de ces deux nations atteint des niveaux ubuesques. Problème : leur café n'est pas nécessairement bon.

Courtoisie oblige, George accepte le café et se tartine une pirogue carélienne de beurres aux œufs. Kiitos paljon. Merci beaucoup. Et merci de me recevoir.

Esko Punainen, les cheveux blancs clairsemés et les lunettes fines, a un nez en patate typiquement finnois. Sa fonction dans les services finlandais ? Peu importe, c'est un n-3 ou un n-4 de leur Jupiter. La soixantaine passée, Esko a également été « étudiant » à Moscou dans les années 1980. À l'époque, ni l'un ni l'autre n'était au courant qu'ils espionnaient pour leurs États respectifs. Esko, doctorant en physique appliquée, issue d'un pays officiellement neutre de la guerre froide, était chargé de détecter les étudiants finlandais qui aurait pu développer des sympathies soviétiques malsaines. Les réacteurs nucléaires finlandais étaient tous de type soviétique, et de nombreux ingénieurs finlandais devaient prendre des cours en Russie. George, doctorant en Géologie avec des origines martiniquaises, avait une mission du même genre mais probablement moins noble : sonder les étudiants africains francophones afin de repérer lesquels risquaient de devenir des fauteurs de troubles communistes à leur retour au Burkina Faso, Congo Brazza, Togo et cetera, bref à leur retour dans la Françafrique. C'était avant que Grand Manitou ne devienne son agent traitant à Moscou, sous couverture d'attaché culturel, et ne l'emploie à des tâches plus intelligentes.

En 2014, Esko avait fait partie d'une délégation finlandaise à Paris, et George et lui avait gardé contact de façon informelle. Esko avait par ailleurs introduit George auprès d'échelons informels dans les services estoniens et lituaniens, auparavant négligés par la France.