Sidjil a beau savoir que c'est impossible, il s'attend à ce qu'une vague de citrons déboule dans les rues parisiennes d'un instant à l'autre.
Il trottine le long des larges trottoirs, emporté par une poigne légère qu'il suit avec une confiance aveugle, et ne peut s'empêcher d'épier chaque coin de rue en quête de la scène qu'il croit imminente. L'image très nette de milliers d'agrumes jaunes débordant du mobilier urbain ne cesse d'être théorisée par son instinct, apparaissant à un coin de rue pour se déverser dans les boulevards comme un raz-de-marée. En cascadant des fenêtres des alentours, en débordant des bouches de métro comme si les tunnels en étaient emplis... Dans ces scénarios imaginaires, les fruits, par centaines de milliers, dévaleraient l'asphalte comme des billes colorées, envahissant la ville comme s'ils étaient dans un film absurde où les héros devraient survivre à la revanche d'une nature contrariée...
Sidjil n'est pas certain d'apprécier ce que le baume à lèvres est en train de faire à son cerveau.
L'odeur de citron a beau n'exister que sur ses lèvres, incrustée dans la couche grasse apposée par le stick qu'il triture dans la poche de sa veste, elle envahit ses sens avec un acharnement brutal et sans nuances. En sentant ces citrons si fort, tout le temps, Sidjil a l'impression d'en voir, mais aussi d'en avoir le goût acidulé sur la langue, son corps déconcerté cherchant à trouver un sens à cette entourloupe qu'il teste par curiosité.
Ses sens sont ses outils. C'est un fait, une vérité qui l'accompagne au quotidien depuis toujours. Mais c'est aussi une règle, simple, vitale, peut-être même la première qu'on leur a apprise, à Manas et à lui, quand ils ont commencé leur apprentissage au gîte. Tous les êtres vivants perçoivent le monde par leurs sens, mais les lycanthes ont ce petit plus, cette sensibilité supplémentaire. Celle qui change tout.
Au gîte, ses sens ont toujours été ses piliers. Son odorat, sa vue, son ouïe, son instinct. Qu'il soit sous forme humaine ou lupine, il ne passe pas un instant sans les mettre à profit, pas une journée sans s'en servir pour le bien de tous. Écouter les discussions des voyageurs, observer leurs agissements, déterminer le contenu de leurs sacs. Parcourir les bois sans carte, juste avec leurs repères et les pistes laissées par des randonneurs inconscients et du gibier téméraire. Écouter la vie qui s'active tout autour de la bâtisse, la respiration de la forêt et l'évolution de la montagne. Retrouver les perdus, entendre les appels à l'aide, chasser pour revendre, sentir le vent tourner, l'humidité arriver, le feu prendre... De jour comme de nuit. Avec un naturel qui frôle parfois la facilité. Avec une habitude qui s'approche parfois de l'ennui.
Pourtant, dans la civilisation, les choses sont différentes. Dans les villages autour de chez eux, avec les habitants, jeunes comme anciens, les gardes forestiers, les chasseurs, les randonneurs, les clients qu'ils côtoient, les commerces avec qui ils collaborent... Les affaires du gîte, qu'elles penchent du côté humain ou lycanthe, les mêlent quotidiennement à ces communautés qui vivent du parc naturel, dépendant tous de son écosystème pour subsister. Pourtant, là-bas déjà, dans le coin calme, forestier, et perdu de leur Haut-Languedoc, Sidjil admet volontiers que ces activités humaines lui paraissent vite bruyantes et parfois même agaçantes. Et puis, il le découvre encore, mais les villes sont bien pires, Paris en témoignant sans rougir depuis quelques jours.
Pas que Toulouse serait bien différente s'il se décidait à retourner l'arpenter plus loin que sa gare ferroviaire.
Le constat fait naitre en lui une pointe d'amertume qui se loge entre ses côtes. Avoir ce baume sur ses lèvres le force à reconsidérer certaines choses, à s'efforcer de changer de point de vue. Des pensées complexes commencent à se bousculer dans sa tête, quelque peu malvenues alors qu'il préfèrerait profiter de ce moment qu'il sait précieux.

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Instinct [Maxime&Djilsi]
FanfictionMaxime et Sidjil sont des loups-garous. Sidjil trouve que c'est une bonne chose. Maxime, beaucoup moins. -- Les lycanthropes n'ont rien à voir avec les monstres des légendes. Cachés, esseulés et rarissimes, les spécimens vivant en France ne se comp...