Albert sentait la sueur, et les feuilles pourries. C’était là un mélange tout à fait exquis, parfait pour rencontrer et séduire sa nouvelle équipe. Il utilisa le coin de sa manche pour tapoter son front luisant, honteux. Il n’avait que cinq minutes de retard, ce n’était pas dramatique. Pourtant il se sentait coupable. Il avança vers le premier bureau en tortillant les pans de sa veste.
— Bonjour, je suis un nouveau stagiaire. Je ne sais pas où je dois aller…
— Ha, bonjour ! C’était monsieur… Oleander ?
— Non, je crains qu’il s’agisse de moi.
Albert se retourna, surpris par la voix qui était sortie de nulle part . Elle semblait appartenir au grand jeune homme qui se tenait derrière lui. Il le fixa sans le réaliser, subjugué par son apparence singulière… Le garçon lui lança un regard noir .
— Oleander, enchanté. Je suis en stage à partir d’aujourd’hui. J’espère que vous pourrez compter sur moi.
— Bien sûr, bien sûr ! Tu peux aller attendre dans la petite salle, sur la droite. Monsieur Bougier va venir t’y retrouver.
Le jeune homme se dirigea dans la salle d’attente, il poussa volontairement Albert qui trébucha en tentant de l’esquiver . Cet autre stagiaire avait un problème avec lui, et il ne savait pas pourquoi. Déjà agacé par son début de journée chaotique, il voulut lui courir après pour lui demander ce qu’il se passait mais l’agent du bureau le rappela :
— Et donc, vous êtes ?
— Ortie, Albert.
— Ah, oui, le stagiaire qui n’était pas prévu . Tu peux aller dans la même salle.
Il s’y rendit en trainant des pieds. Son nouveau collègue y était encore, les yeux clos, assis sur une des chaises en paille. Albert aurait pu le confronter, ou se venger en lui shootant dans le pied. Il préféra l’admirer en cachette. Le jeune homme était vraiment plus grand que lui, environ un mètre quatre-vingt-dix. Il était rare qu’Albert se sente petit, c’était donc un sacré choc. Il ne se souvenait plus de la couleur de ses yeux, mais il revoyait dans son esprit leur amertume, que de longs cils sombres adoucissaient involontairement. Il constata des éclats de cannelle sur ses joues couleur de miel : Albert avait toujours trouvé très jolies les taches de rousseur. Sur ce visage doux, elles ressortaient comme des éclats sur une pierre d’ambre . La peau de cet autre stagiaire avait un ton doré tout à fait unique. Ses cheveux étaient légèrement ondulés, ils retombaient sur ses épaules en boucles subtiles.
Si Albert était très fier de ses cheveux blonds, il restait forcé d’admettre que la couleur châtaine à reflets roux du jeune homme était presque aussi belle. Il ne parvenait plus à tourner la tête, il était sous le charme de cette beauté androgyne. Il n’avait jamais vu un garçon pareil. Le stagiaire ouvrit les yeux et cette fois il se fit la réflexion qu’on ne l’avait jamais regardé avec un tel regard non plus. Le jeune garçon était d’une beauté à couper le souffle, mais ses yeux obsidienne aux paupières tombantes lui donnaient un air effrayant. Il avait des yeux sanpaku, des yeux qui avaient pour réputation de porter malheur. Albert se sentit mal à l’aise sous ce regard, et il finit par baisser les yeux. Il remarqua au passage que le garçon portait sa veste très large, les manches tombaient sur une paire de gants en daim usés. Il faisait chaud dans le cabinet, si chaud que la secrétaire qu’il voyait de loin était en robe à manches courtes. Lui-même n’avait qu’une envie, c’était de retirer sa veste de costume. Le jeune homme devait mourir de chaud…
— Monsieur Ortie ! Monsieur Oleander ! Bienvenue !
Leur patron était un homme petit et tout en rondeurs, avec un sourire chaleureux en-dessous de sa moustache grise. Il les accueillit avec bienveillance, et leur présenta chaque membre de leur équipe un par un. Petit à petit, Albert se sentit plus serein… C’était sans compter sur le dernier agent qu’ils rencontrèrent, qui éclata de rire en entendant leurs noms.
— Et vous espérez que je retienne ces noms-là ? Je vais rire à chaque fois, ce n’est pas possible !
Malgré cet irrespect, Oleander garda un sourire doux en serrant sa main. Albert se sentit bouillir, il ouvrit la bouche pour répondre à cette moquerie… Le patron se mit à son tour à rire, et il donna une grande tape dans le dos d’Albert, lui arrachant un souffle sans parole.
— Tu as raison Didier ! On va leur trouver un petit surnom, aux nouveaux ! Qui n’en a pas ici ? Je propose Artie pour Albert Ortie. Simple, court et efficace.
— Si on y va pour la facilité, toi, tu seras Oli .
Le patron acquiesça en donnant cette fois une tape à Oleander, qui fronça instantanément les sourcils en se mordant la lèvre. Il reprit son expression avenante en une seconde, pourtant Albert avait déjà constaté cette grimace. Apparemment, son collègue était fragile. La tape n’avait pas été si violente, tout de même . Cette information lui fit plaisir, il gloussa avec dédain. Oleander lui lança un autre regard assassin. Le reste de la journée, il se fit à son nouveau surnom qu’il n’appréciait pas, mais qui finalement ne sonnait plus si mal après huit heures. Il avait soigneusement évité de croiser de trop près son nouveau collègue aux yeux tristes, un pressentiment lui intimait de ne pas s’en rapprocher.
Il rentra chez lui avec le bus, cette fois. La journée avait été bien trop longue, il était épuisé. Il soupira en arrivant sur le porche : il avait presque oublié à quoi ressemblait son nouveau chez-lui. Son petit logement avait le charme d’un cottage, mais pas le côté fonctionnel des appartements de la ville. Albert trouvait la maisonnette mignonne, avec son toit en tuiles rouges, ses murs couverts de lierre et son petit porche vitré. Il n’y avait qu’une pièce qui combinait séjour et cuisine, la salle de bain était au fond. Albert n’avait pas pu amener tous ses meubles, aussi le canapé convertible en velours rouge et la table de salon en bois de noyer étaient compris dans son loyer. La cuisine était aménagée, les placards étaient décorés de jolies fleurs peintes à la main sur un fond vert d’eau, et le pan de travail était marqué par des coups d’ustensiles. Le sol était authentique, en tomettes cuivre qui étaient froides sous ses pieds sensibles. Il avait ramené son tapis beige à motifs géométriques qui ne se fondait absolument pas dans ce décor vintage.
Albert était plutôt adepte des décorations modernes, minimalistes. La petite maison ne lui correspondait pas du tout, il ne s’y sentait pas encore chez lui. Il avait d’abord refusé d’y séjourner, et avait cherché partout alentours un appartement plus spacieux ; sans succès. Dans cette campagne, il n’y avait pas d’immeubles. Qu’allait-il apprendre dans son agence immobilière s’il n’y avait aucun bien à promouvoir ?
Il retira ses chaussures en cuir, soufflant en voyant l’état de ses orteils : il avait récolté de belles ampoules. Un bain lui ferait le plus grand bien. Il enjamba sa valise qu’il avait laissée ouverte dans le passage, et passa dix minutes à régler la température de l’eau en jonglant entre les deux robinets. Enfin plongé dans l’eau un peu trop chaude, il se laissa aller à rêvasser de sa journée. Ses collègues n’étaient pas tous des vieux fermiers, finalement. Oleander avait piqué sa curiosité, il se demandait bien ce qu’il avait pu faire pour piquer sa colère. Il avait beau revenir en arrière, il ne se souvenait pas avoir agi d’une façon qui eut pu le mettre en colère. La première chose qu’il avait remarquée avaient été ses yeux sombres sur son visage si lumineux. Un contraste saisissant qui l’avait hypnotisé. Il avait malgré cela en horreur la méchanceté gratuite, il ne pouvait pas tolérer son attitude hautaine.
Il se fit la promesse de ne pas être mêlé à ce collègue décidément trop désagréable. Il finit de se laver en insultant les robinets qu’il ne parvenait pas à régler correctement puis il alla se coucher sans manger, épuisé par ce premier jour de boulot. Dans ses rêves, des yeux sanpaku le suivaient alors qu’il courait dans la forêt, évitant cercles de champignons qui piégeaient son trajet.
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Fairy Ring On My Finger
FantastikAlbert, surnommé Artie, est un jeune homme plein de confiance en lui et en son embonpoint. Il vivait une vie de rêve dans sa capitale natale, mais ses choix irresponsables l'ont conduit à devoir effectuer son stage dans l'immobilier dans un minuscul...