II. 𝙻𝚎 𝙲𝚘𝚗𝚟𝚘𝚢 𝟹𝟞𝙱

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II

Un souffle de vapeur s'enroula autour des chevilles de l'homme alors que le brouhaha ambiant l'enfonçait parmi toutes ces agitations. La chose ne semblait pas le ravir plus que ça — c'était lisible sur le visage en lame de couteau — et pourtant, il attendait. Au-dessus les arcs-boutants de la gare de Troyes faisaient une dentelle aux quais de débarquement.

L'homme tira une montre à gousset de sa veste et l'inspecta avec l'air de qui n'a aucune espèce d'intention d'être de bonne humeur. C'était ce genre de montre à gousset qui, malgré qu'elles n'étaient effectivement que de simples montres à gousset, ...évoquaient indubitablement l'occulte et le paranormal alors même qu'elles n'avaient dans les fait rien ni d'occulte, ni de paranormal. L'homme qui tenait la montre à gousset en question n'aidait pas.

Très grand, maigre comme un fil de rasoir, engoncé dans les lourds fragments d'un manteau aussi noir que l'aile-de-corbeau de ses drôles de cheveux ; qui lui tombaient par mèches hésitantes sur le visage, comme pour l'engloutir. Le regard qui perçait était méfiant, plissé en échardes. On aurait dit le profil qu'aurait laissé un corbeau sur le pavé.

Le Convoy 32B était en retard, de ce qu'on lui avait dit. Enfin, « de ce qu'on lui avait dit » consistait en un clochard rongé aux mites qui cherchait ses dents sur le pavé de la rue de la République, mais on apprendra bien vite que l'homme en question faisait partie de cette espèce d'individus dotés de l'habitude de tout prendre sur le même plan. Une information est une information.

Les Hiljainen n'avaient jamais brillé par leur sens du second degré et du calembour, après tout.

Tic, tac, tic, tac.

Lorsque soudainement l'haleine râpée du train à bestiaux vint s'écouler par à-coups sous la voûte de la gare de Troyes, l'homme referma la montre avec un claquement sec et ses yeux sévères se tournèrent d'un bloc vers la petite locomotive qui cahotait sur les rails, ralentissant poussivement jusqu'à finalement s'arrêter tout à fait à son niveau dans un jet de vapeur. Quelque gouttes d'un fine bruine qui commençait à s'épaissir s'écrasèrent contre le verre de la voûte ; trois ombres s'entremêlèrent.

Un silence. Le dernier râle de la machine s'échappa finalement en un nuage de scories voletants.

L'homme se racla la gorge.

(Les Hiljainen étaient bien plus connus pour leur sens du spectacle très particulier.)

« Charles Touradon, » marmonna-t-il entre ses dents. « CHARLES TOURADON ! Vous êtes prié de vous manifester aup —

— Je suis là ! Je suis là ! »

Le train avait à peine eu le temps de s'immobiliser dans un fracas de métal qu'une cloison en bois coulissa à même le flanc d'un wagon, laissant échapper successivement : le visage radieux d'un jeune homme tracé d'un coup de porte-plume, ...et puis une poule qui rebondit sur le coin du quai avant de s'enfuir dans le mauvais sens. Le garçon trébucha sur ses pieds, se rattrapa à un pilier attenant et finit par rejoindre l'homme planté là avec l'air heureux d'un danseur de claquettes. L'autre tirait la tronche. Visiblement, il ne s'attendait pas à un tel spectacle.

Le garçon était jeune — trop jeune aux yeux de l'homme en noir, visiblement — une mince silhouette et un visage à mi-chemin entre le clerc débutant et l'enfant de chœur, quelque chose qui ruisselait la joie de vivre et l'enthousiasme ; et puis une tignasse de cheveux châtain qui s'étaient voulus coiffés — histoire de faire bonne figure — mais avaient été, ou bien trahis par le vent de septembre, ou par une poule qui aurait décidé qu'ils faisaient un nid parfaitement acceptable. (Le vent de septembre n'étant pas doté des plumes duveteuso-jaunâtres qui s'étaient prises partout dans ses cheveux, l'auteur penchera plutôt vers la seconde hypothèse.) La figure était fine, les yeux d'un marron ambreux où la lumière éclaboussait des reflets d'orange, se perdaient derrière les fines lunettes métalliques qui lui penchaient sur le nez. Charles Touradon débordait d'enthousiasme et ça se lisait sur sa figure.

« C'est moi. Charles Touradon ! » conclut-il finalement en se plantant comme un piquet juste sous le nez de l'homme, le souffle encore un peu court d'avoir couru comme un malade alors que ça n'était même pas nécessaire. « Enchanté ! »

Une main s'éjecta joyeusement vers l'homme en noir, attendant probablement d'être serrée. Sur la paume, on pouvait lire : penser recoudre chaussette.

L'homme le dévisagea, baissa les yeux vers la main tendue, revint du regard vers la figure de secrétaire perdu dans les affres du multivers de Charles Touradon, ...puis finit par serrer la main en question d'un geste qui signifiait clairement qu'il n'était pas fan de l'idée.

« Rasmus Hiljainen, » se présenta-t-il finalement du bout des lèvres, la mine morne. « J'ai été...dépêché par le département pour venir vous chercher. Avez-vous fait bon v —

— Terriblement ! » s'enthousiasma Charles en empoignant sa serviette de cuir. « J'aurais aimé voir le paysage mais je me rattraperai.

— ...Oyage, » compléta Rasmus en plissant les yeux de l'air de qui suggère à l'univers de ne pas trop jouer avec ses pieds. « Ravi de l'entendre. Vous avez un déjeuner ? »

Charles hocha joyeusement la tête, farfouilla un instant dans sa serviette et en tira un petit objet oblong avec une fierté dans le regard qui suggérait qu'il était sur le point d'appeler Rasmus « maman ».

La figure du dénommé Rasmus se décomposa. Du moins fut-il soudainement visible sur le visage en lame de couteau qu'il avait beau avoir anticipé la difficulté de l'individu, ...il n'avait pas atteint ce niveau-là par le simple postulat que : malgré tout, le jeune homme devait avoir un minimum de bon sens.

« Je...vois. »

Un poulet caqueta au loin.

« Bienvenue au Département, alors. Je vais vous guider jusqu'au locaux. »

Un soupir résigné.

« ...Et faire un saut par une boulangerie pour vous acheter un sandwich. »


LE DÉPARTEMENT DES DOSSIERS SURNATURELS - 5, rue ChampeauOù les histoires vivent. Découvrez maintenant