DON : N'OUBLIE PAS TON PARAPLUIE

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Don retrouva Chad pour déjeuner.

— Ah, enfin tu es là ! Où es-tu parti si tôt ? l'apostropha Don.

Le petit métisse aux cheveux frisés rigola, comme d'habitude :

— Je me baladais, l'air frais aide mes prémonitions à être plus précises.

Don lui mit un gentil coup derrière la tête :

— Et ça, ça aide aussi ?

Il courut pour éviter que Chad le frappe en retour et se hâta de récupérer un plateau et de se mettre dans la queue du buffet. Son ami le rejoignit quelques secondes plus tard, l'air désapprobateur, mais le regard malicieux.

Quand ils furent tous les deux assis à table, Chad lui intima de lui raconter son rêve de la nuit dernière. Don s'exécuta, en écho à sa conversation avec Belcorph.

— Je ne reste pas assez longtemps, termina-t-il. C'est frustrant, je sens que j'ai beaucoup à voir, mais chaque fois, quelque chose me tire trop tôt de mon sommeil.

— Tu dois être patient, Donni, peut-être que tu peux demander à Belcorph de t'aider à te concentrer plus ?

— Ça fait quinze ans que je fais ces rêves, Chad. Et la seule amélioration qui a eu lieu est survenue quand j'ai commencé à partager ma chambre avec ton petit corps. Le fait d'en parler directement après mon réveil m'a aidé à m'en souvenir plus précisément, ce qui a allongé la durée de mes visions.

Chad se leva brusquement pour se pavaner devant Don puis s'inclina comme si une foule en délire l'applaudissait.

— Oui, tu peux le dire, je suis extraordinaire !

Don pouffa, puis, soudainement, le sourire de Chad s'effaça aussi vite qu'il était apparu. Ses yeux habituellement noirs se colorèrent de violet et fixèrent un point lointain dans le vide. Don avala quelques bouchées de sa purée de carottes le temps que son ami soit de nouveau lui-même. Lorsque ce fut le cas, Chad, l'air sérieux, se pencha vers Don pour lui dévoiler sa prémonition.

— N'oublie pas ton parapluie en allant à la bibliothèque.

Don leva les yeux au ciel devant son ami qui pouffait de rire.

Il avait beau n'avoir que quatorze ans, les prémonitions de Chad étaient d'une fiabilité extraordinaire. Il travaillait dur pour ça, car il voulait plus que tout rendre fier son entourage. Chez lui, le don de prémonition était une histoire de famille. Ses parents s'étaient rencontrés à l'Académie et ne s'étaient plus jamais quittés. Ils siégeaient aujourd'hui au Conseil du Bretz, la région dans laquelle ils résidaient. Ses deux sœurs avaient intégré l'Académie vers leurs cinq ans. Pour Chad, l'histoire avait été un peu différente. Son don avait tardé à se manifester, et ce n'est que l'année de ses huit ans qu'il avait pu avoir sa première prémonition, sous les regards inquiets et oppressants de ses deux parents, qui désespéraient d'avoir un fils catégorisé comme « original », dépourvu de capacité. Autant dire que la pression familiale était à son maximum pour le petit Chad.

— Tu m'accompagnes ? demanda Don, plein d'espoirs.

— Non, merci, je ne veux pas regarder des bouquins toute la soirée.

— Tu as eu une autre prémonition ?

— Non, mais je connais Belcorph !

C'est vrai que même si son mentor était d'un soutien infaillible, il était aussi un peu trop investi dans les visions de Don, ce qui faisait souvent naître des situations quelque peu gênantes. Chaque nouveau détail était un prétexte pour fourrer son long nez dans ses livres pendant des heures, voire des jours, et bassiner Don à propos de l'ancien monde. Alors même si leurs échanges étaient toujours agréables et enrichissants, le jeune homme traînait souvent des pieds au moment de le rejoindre.

Avant de quitter le bâtiment principal, Don jeta un œil à l'extérieur. Pas une goutte de pluie, et le ciel sans nuage n'annonçait rien en ce sens. Bon, j'imagine qu'il a encore voulu se moquer de moi.

L'hiver était frais et il aurait préféré rejoindre Belcorph dans son bureau pour éviter de sortir. L'Académie avait été aménagée dans un ancien village d'Amérique du Nord, aujourd'hui appelé le NorthWest, épargné par les flots. Le bâtiment principal, comprenant les salles de cours et les dortoirs, était un ancien lycée. Les autres maisons, qui logeaient auparavant des familles, avaient été réaménagées pour les activités extrascolaires et pour stocker les archives. La bibliothèque, elle, se trouvait dans l'ancienne mairie du village.

La chaleur rassurante de la bibliothèque le réconforta lorsqu'il passa la porte. La journée étant déjà bien entamée et le ciel déjà assombri, les centaines de bougies posées dans tous les recoins de la pièce étaient allumées. Chaque fois, Don craignait qu'elles ne mettent le feu à la bâtisse, emportant avec elle tous les ouvrages.

La bibliothèque était divisée en plusieurs catégories : la plus grande pièce était consacrée à l'histoire, tandis que les deux autres contenaient des documentations sur la médecine et les matières pratiques : cuisine, construction, plomberie, couture, travaux manuels. À l'étage, les œuvres pour enfants étaient rangées dans une pièce assez conséquente. Les romans ainsi que tout ce qui concernait les prémonitions et autres dons étaient regroupés dans deux plus petits espaces.

Selon Belcorph, la bibliothèque n'était pas assez étoffée, mais Don s'était toujours demandé comment ses ancêtres avaient pu sauver autant de livres des eaux : étaient-ils si importants pour eux qu'ils avaient pris le temps de les mettre en sécurité avant que le monde ne vole en éclat ?

Il retrouva son mentor dans le rayon des ouvrages historiques. Une pile contenant une dizaine d'ouvrages était posée devant lui, mais il intima au jeune homme d'aller en chercher un autre en hauteur, car il voulait « vérifier quelque chose ». Ce dernier grimpa sur un tabouret et tendit la main pour récupérer le livre en question, mais son coude cogna dans l'étagère, ce qui la fit trembler. Un livre mal rangé en profita pour tomber et atterrir violemment sur la tête du blond, qui grimaça sur le coup de la douleur.

Don esquissa un sourire tout en se frottant la tête. Bien vu le parapluie, Chad !

— Ce n'est pas le moment de t'assommer, Don, se moqua le vieux. Allez, mettons-nous au travail, je veux que tu me montres ce qui ressemble le plus à la danse que tu as vu.

Ils y passèrent des heures, et Don savait à présent distinguer une posture de tango de celle d'une valse ou d'une salsa. Ca lui faisait une belle jambe. Ce n'est que lorsque la bougie de leur table fut entièrement consumée que Belcorph s'étonna de l'heure tardive et envoya Don prendre son dîner. Ce dernier ne se fit pas prier et courut jusqu'au réfectoire avant qu'il ne reste plus rien à manger. Il rejoignit son ami, attablé avec deux filles de son âge.

Don grimaça et chercha instinctivement une autre table libre, la seule compagnie avec laquelle il était à l'aise étant celle de son colocataire. Chad ne lui laissa pas le temps de déserter et le héla dès qu'il l'aperçut.

— Très drôle le coup du parapluie, lui reprocha Don.

Le petit brun était mort de rire.

— J'espère que tu n'auras pas une trop grosse bosse ! Mais tu ne pourras pas dire que je ne t'ai pas prévenu !

Ils plaisantèrent ensemble, puis, durant le reste du repas, le blond resta à l'écart des discussions. Il n'aimait pas beaucoup interagir au sein d'un groupe, en particulier avec les personnes qu'il ne connaissait pas. Chad lui répétait toujours que s'il ne parlait pas aux inconnus, il ne connaîtrait jamais personne. Peu importe, il se sentait bien avec lui-même.

Comme souvent, ses pensées voguèrent vers son inconnue. Aussi, dès qu'il mit en bouche son dernier bout de pain, il se précipita pour ranger son plateau, salua ses compagnons et monta dans sa chambre.

Bien emmitouflé dans son lit et comme à son habitude, il ne mit pas longtemps à sombrer dans le sommeil. 

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