DON : SA PIRE TRAGÉDIE

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 Les premiers pas dans la peau de son inconnue étaient toujours perturbants. Il avait besoin d'un instant pour s'acclimater à sa hauteur, à la fragilité de son corps, à sa démarche assurée, mais aussi à son environnement. Où était-elle, aujourd'hui ? Pourrait-il l'admirer, même quelques secondes ? Allait-il découvrir un énième objet n'appartenant qu'au passé ? L'espoir de répondre par la positive à l'une de ces deux questions permettait à Don de s'endormir avec hâte tous les soirs, pressé de plonger de nouveau dans ses rêves.

Cette fois, son inconnue marchait sur la fameuse avenue que Don redoutait, la bruyante. Il essayait de se concentrer sur le bruit de ses talons sur le béton, mais les stimulis extérieurs l'en empêchaient. Les voitures s'enchaînaient au rythme des feux rouges, à coups de klaxon et de grondements de moteur. Don entendait des bribes de conversations chaque fois qu'un inconnu passait devant lui, et les cliquetis des portes des boutiques, s'ouvrant sur de potentiels clients, l'irritaient.

C'était le chemin qu'elle prenait pour rentrer chez elle. Plus que quelques mètres, et il serait au calme. Il se laissa guider, comme d'habitude, prisonnier d'un corps qu'il ne contrôlait pas, puisqu'il n'était pas le sien. Lui n'avait qu'un droit de visite.

Le ciel était nuageux et sombre, ce devait être le soir. Tous ces bruits...

Une douce odeur épicée chatouilla ses narines et il sentit son hôtesse ralentir le pas, probablement hésitante à prendre un repas pour ce soir dans ce petit boui-boui qu'elle aimait tant. Don fut déçu lorsqu'elle continua sa route. Il adorait le goût de ce poulet relevé avec soin. Il n'avait aucun plat de ce genre chez lui.

Il fut soulagé de s'arrêter devant la porte rouge. Elle s'ouvrit délicatement et un cliqueti retentit lorsqu'elle frôla les carillons de l'entrée. Quand la porte se referma, le bruit s'atténua. Enfin.

Il savait déjà ce qu'elle avait prévu de faire. C'était souvent le même rituel, en particulier les jours de mauvais temps. Ses préférés. Avant même d'enlever ses chaussures, elle fouilla le sachet qu'elle venait de poser et en sortit un nouveau pinceau.

Son inconnue avança dans le petit salon, aménagé très simplement avec peu de meubles. Une table, un canapé, un grand écran. À contrario, sur les murs jonchaient des dizaines de peintures multicolores. Don saisit l'opportunité que son hôtesse lui offrait en se plantant droit devant. Il les explora en long, en large et en travers, s'en imprégnant du mieux possible, même s'il les connaissait par cœur.

Il voyait des champs fleuris, des fruits charnus, des ports remplis de bateaux, des animaux endormis. Chaque détail était délicat et poignant, et procurait au jeune homme une émotion indescriptible.

Une toile attira cependant son attention. Une nouvelle. Il s'agissait d'un homme et d'une femme en élégante tenue, au centre d'une foule. Presque enlacés, mais pas suffisamment, comme si leurs corps réclamaient une proximité dont ils étaient privés.

Une de leurs mains était jointe et il semblait à Don que l'homme allait s'élancer pour s'envoler avec sa promise. Les deux se regardaient et souriaient, comme s'ils étaient seuls au monde.

Malheureusement, son temps était écoulé et il le sentait. Les sons et les odeurs disparurent en premier, puis il n'entendit plus rien. Les images étaient toujours plus généreuses, elles prenaient leur temps pour s'estomper, petit à petit. Il se concentra sur le visage du couple afin de garder en mémoire leur allégresse lorsqu'il se réveillerait.

Le soleil avait déjà percé dans sa chambre, rendant visible un trait de poussières volantes. Les yeux à peine ouverts, il se précipita sur le carnet posé près de lui pour noter tout ce qu'il venait de visualiser, en particulier la dernière toile. Il balaya la pièce du regard à la recherche de Chad, mais il était déjà sorti. Il quitta son lit l'esprit encore embrumé et, à l'instant où il posa le pied au sol, quelqu'un toqua à la porte.

— Entrez, Belcorph, cria Don, la voix encore enrouée.

La porte s'ouvrit sur un grand homme d'un certain âge, le nez aquilin et le regard malicieux. Ses cheveux gris tombant sur ses épaules et sa barbe fournie, mais toujours impeccablement brossée, lui offraient un air rassurant. Un large sourire s'afficha sur son visage.

— Alors, tu y es retourné ?

Il savait bien que oui, aussi il ajouta sans même attendre la réponse :

— Qu'as-tu vu ?

— Elle rentrait chez elle, donc rien n'était bien intéressant sur le chemin, mis à part leurs moyens de transport que vous aimez tant...

— Les voitures ! Tu dois absolument noter les modèles que tu vois, la prochaine fois, c'est vraiment...

Don ne le laissa pas continuer. La dernière fois que Belcorph s'était enthousiasmé sur le génie mécanique de ces engins, Don avait loupé la moitié de son premier cours.

— Mais j'ai découvert quelque chose de nouveau, dans sa maison.

Sur cette dernière phrase, que Don avait intentionnellement laissée en suspens, Belcorph se tut et ouvrit grand les yeux. Il se rapprocha du blond et bougea frénétiquement la main pour lui intimer de continuer son récit.

— Elle a fait une nouvelle toile, et il y avait un... couple. Je ne comprends pas ce qu'ils faisaient, c'était comme s'ils étaient... en lévitation.

L'homme grisonnant plaça son index sur sa bouche, songeur.

— En lévitation ? Donne-moi tous les détails.

Don s'exécuta, tentant le mieux possible de retranscrire son rêve. Les yeux de Belcorph brillaient d'excitation.

— Ça s'appelle une danse, mon garçon.

Une danse...

— Rejoins-moi dans la bibliothèque en fin d'après-midi, je te montrerai d'autres images de ce genre. De grands danseurs ont foulé notre terre, tu sais ? On pourrait aussi en pratiquer ici... Je crois avoir vu un ou deux instruments traîner dans les bureaux...

Don laissa Belcorph s'évader dans ses propres réflexions et se dirigea vers la salle de bain pour se préparer. Retrouvant le silence, il put librement se remémorer les peintures de son inconnue : des fleurs qu'il ne connaissait pas, des animaux disparus, des bateaux de toute taille. Et maintenant, la danse. Découvrir le passé dans le corps de quelqu'un d'autre était quelque chose d'incroyable, mais le vivre à travers les yeux d'une artiste était sensationnel.

***

Belcorph n'était plus là quand Don retourna dans sa chambre. Il prépara ses affaires et sortit dans les couloirs austères de l'Académie.

Comme tous les matins, il avançait machinalement, sans être vraiment présent. Ses rêves faisaient partie de son quotidien, mais il ne s'y était jamais vraiment accommodé. Il se sentait à part, comme si le monde dans lequel il évoluait n'était pas le sien. Et à bien des égards, il aurait préféré rester dans celui de ses songes. À commencer par son inconnue.

Toutes les nuits, il partageait son quotidien, année après année. Il se souvenait comme si c'était hier de la première fois qu'il l'avait vue. Il jouait dans un parc, à travers elle, et s'était fait mal à la lèvre. En pleurs, une gentille dame était venue la chercher et l'avait soignée. Elle avait essuyé ses larmes, et lui avait tendu un miroir en lui disant : « Tu vois, tu es bien plus jolie quand tu ne pleures pas. » Devant son reflet, Don avait été époustouflé : la dame avait raison, mais il était persuadé que, même en pleurant, elle était tout aussi belle.

Depuis cette nuit, il s'était focalisé sur cette inconnue, la sienne, comme il aimait l'appeler. Sur ce qu'elle aimait ou non. De qui elle s'entourait, ce qui la rendait triste, heureuse, en colère, ce qui l'émouvait. Les sons et les odeurs qui la faisaient frissonner, les paysages qu'elle admirait, les lieux qu'elle fréquentait. Il la connaissait mieux que quiconque, mais elle n'avait même pas idée de son existence.

Et c'était sa pire tragédie.

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